Certains livres d’histoire semblent happés par le présent. On ne peut lire Juifs et musulmans en France sans penser à l’assassinat de Mireille Knoll le 23 mars dernier, sans vouloir trouver quelque part une explication à cette haine antisémite qui s’exprime désormais majoritairement parmi les rangs de l’islam radical. Dans ce travail de recherche, fruit de dix ans d’enquête aux Etats-Unis, en France et en Israël, Ethan B. Katz (université de Cincinnati) revient sur les rapports compliqués, tumultueux, entre ces deux communautés. "L’objet de ce livre n’est pas la crise judéo-musulmane que l’on observe actuellement en France, mais bien la longue évolution des relations entre ces groupes au cours de la période précédant cette crise."
Avant la crise, il y avait tout de même un peu de crise, une forme de méfiance réciproque sous le drapeau tricolore. Avant cette rupture, juifs et musulmans s’étaient retrouvés dans les tranchées sous les auspices d’un Etat qui tentait de gommer les différences au nom de la "francité" et du combat pour la nation. Après la Grande Guerre, la société française est bouleversée par la saignée dans les rangs masculins. Des quartiers parisiens comme le Bas Marais vivent dans une mixité religieuse plutôt paisible. "Certains commerçants juifs ont des rapports quotidiens avec des musulmans." Beaucoup habitent les mêmes immeubles, partagent les mêmes traditions musicales ou culinaires. La relative unité judéo-musulmane se délite après le Front populaire. L’antisémitisme de Vichy non seulement creuse l’écart, mais voit s’inverser "le déséquilibre qui caractérisait les statuts religieux respectifs des juifs et des musulmans depuis vingt-cinq ans". La guerre d’Algérie met en place une relation triangulaire avec la République, les deux groupes appréhendant leurs rapports à la France à travers ceux qu’ils entretiennent entre eux. Ce tissu multiethnique brodé par l’histoire est mis en pièces par les ciseaux du contemporain avec la guerre des Six-Jours et le conflit israélo-palestinien. Les combats méditerranéens s’invitent sur le territoire national et s’ajoutent aux divisions françaises. Les juifs et les musulmans sont désormais sollicités par des mouvements transnationaux. On leur enjoint de prendre parti, d’accentuer leurs différences. Mais comme le dit Madame Rosa dans La vie devant soi, l’identité, "ça peut se tromper également". Dans ce roman, prix Goncourt 1975, Emile Ajar/Romain Gary exprime avec fulgurance combien ces relations sont façonnées par les contradictions françaises au XXe siècle. Il montre que le passé n’est pas qu’idyllique, le présent que douloureux.
Ethan B. Katz s’inspire de cette approche non manichéenne. Dans la durée, l’hostilité n’est pas la norme. Mais depuis l’an 2000, depuis la multiplication des incidents racistes, la crise entre les deux plus grandes communautés juive et musulmane d’Europe s’est affirmée. En choisissant la longue-vue, Ethan B. Katz observe que l’identité se construit autour de contextes spécifiques. Si ces derniers changent, il est encore permis d’espérer. L. L.