La fatigue, c'est ce qu'il reste quand on est épuisé. Un sentiment de vide, d'accablement, d'exténuation. Grand historien de l'hygiène, de la santé, des pratiques et des représentations du corps, auteur d'ouvrages de référence sur l'hygiène, le viol ou l'obésité, Georges Vigarello se propose de faire l'histoire de cette sensation, du Moyen Âge à nos jours. À travers elle, il traite bien évidemment des causes. Et l'une des premières se nomme le travail. Mais pas seulement. Car on peut aussi éprouver la fatigue d'être soi en ne faisant rien, peut-être justement parce qu'on ne fait rien... La pathologie se nomme alors asthénie.
À l'aide de nombreux documents, Georges Vigarello montre combien la fatigue accompagne plus qu'on ne l'aurait imaginé les périodes de l'Histoire, quelquefois jusqu'à l'exaspération. À Provins, en 1282, le maire repousse dans la soirée la cloche annonçant la fin du labeur. Les ouvriers du textile s'en offusquent et s'insurgent. La cloche est détruite et l'édile tué. Au XVIIe siècle, Saint-Simon, qui a si bien décrit comment la fatigue de la cour prend des formes d'alanguissement, raconte le burn-out de l'administrateur Michel Chamillard, si peu éloigné de notre stress contemporain.
Avec une belle énergie, Georges Vigarello déroule une histoire plus complexe qu'il n'y paraît, jusqu'alors peu étudiée, sans doute à cause de la difficulté d'en saisir toutes les métamorphoses, la fatigue changeant d'aspect en fonction des acteurs, des cultures, des sociétés, se fragmentant dans les différents registres de l'épuisement. Plusieurs histoires s'y croisent : celles du corps, de ses représentations, des soins, celles des comportements, des structures sociales, celles aussi du travail, de la guerre, du voyage, du sport, celles enfin de la psychologie et de notre rapport avec notre propre finitude. « À une fatigue née de la résistance des choses s'ajoute une fatigue née de la résistance de soi, procès interne, personnel, voire intime. »
En dévoilant la riche palette qui va du coup de pompe à l'anéantissement, l'historien dessine un paysage inédit de la fatigue au cours des siècles où l'on repère la lassitude de la misère, le harassement des ouvriers, l'abattement à l'ère du numérique, pendant le confinement, l'éreintement des soignants au pic de la pandémie. Il montre également qu'on s'invente de nouvelles fatigues, comme on s'invente de nouveaux plaisirs, et qu'il existe aussi une bonne fatigue, celle que l'on ressent après avoir accompli sa tâche ou celle, valorisée, des sportifs qui relèvent des défis.
La matière molle de cette perte d'énergie est riche d'anecdotes et les pistes empruntées sont nombreuses selon les époques. C'est au XIXe siècle, le siècle où l'on inventa le surmenage, que la fatigue fut calculée au plus près pour mieux la contrôler. Cela reste un moment majeur de regard sur le travail et sur la manière dont le corps physique et psychique s'y engage pour en faire une « compagne familière » au quotidien. « La fatigue est au cœur de l'humain », nous dit Georges Vigarello. Une manière de nous rappeler que, sans la fatigue, la vie serait épuisante.