Si le WWF avait existé au XVIe siècle, cette histoire l’aurait scandalisé. Cela dit, l’animal qui en est le héros n’a pas été aussi maltraité que le jeune mâle blanc de la réserve de Thoiry, assassiné tout récemment par des braconniers voleurs de corne.
Le rhinocéros de Jean-Bernard Véron - c’est ainsi qu’on l’appellera désormais, tant le récit qu’il lui consacre est un petit bijou de littérature - est parti d’Inde en 1514. De Cambaïa, où le sultan Muzaffar, afin d’éconduire ce pauvre vieux Albuquerque, conquistador portugais ringard qui voulait établir un comptoir sur ses côtes, lui offre ce fort encombrant souvenir, présent pour son roi Emmanuel Ier. Pas question de refuser. On embarque donc l’animal, mais celui-ci regimbe, se défend. Le capitaine doit donc accepter d’emmener avec lui Oçem, jeune gardien de la ménagerie du sultan et mahut privé du rhinocéros, lequel lui obéit à la flûte et à la caresse. Mais aussi la belle Mumtaz, sa petite amie, qui se jette à l’eau pour le rejoindre. Au passage, on s’amusera que Véron fasse de ses héros indiens, porteurs de noms musulmans, de parfaits hindous tout dévoués à Ganesh, qu’ils prient dans leur soupente entre deux câlins.
Le voyage se déroule à peu près sans encombre, même s’il est interminable : un an. Enfin, le 20 mai 1515, Lisbonne ! Le rhinocéros, débarqué, fait sensation. Mais le roi, furieux de la modestie du cadeau, aurait préféré des territoires, des bijoux, de l’or, des épices, tous les trésors de Golconde. Au lieu de récompenser Albuquerque, il prolonge son calvaire : celui-ci devra convoyer l’animal jusqu’à Rome, afin de l’offrir au pape Léon X, un Médicis rapace et amateur d’art, fils de Laurent le Magnifique. Avant de partir, Valentin Ferdinand de Moravie, un commerçant allemand de passage au Portugal, dresse un croquis de la bête, et c’est lui qui inspirera au maître Dürer sa formidable et illustre gravure d’un rhinocéros qu’il n’a jamais vu, caparaçonné comme un légionnaire romain !
Le vrai rhinocéros, lui, naviguant vers l’Italie, fait escale à Marseille où François Ier, ridicule de vanité, vient l’admirer. Sur la caravelle, la vie suit son cours. Mumtaz accouche même en pleine tempête. Tout ce petit monde parviendra-t-il vivant à bon port, à Civitavecchia ? Rien n’est moins sûr.
Le rhinocéros, lui, finira empaillé et oublié dans les caves du Vatican où André Gide, dit-on, l’aurait vu. Jolie conclusion en forme de clin d’œil pour cette histoire follement romanesque, racontée avec brio et humour par un écrivain aussi facétieux qu’éclectique, qui a placé sa vie et son œuvre sous le signe de l’ailleurs, du dialogue entre les peuples et les cultures.
Jean-Claude Perrier