Rencontre 

Amélie Nothomb : "Déstabiliser le lecteur, ce n'est pas mal"

© Jean-Baptiste Mondino

Amélie Nothomb : "Déstabiliser le lecteur, ce n'est pas mal"

Amélie Nothomb est unique dans le paysage littéraire. Avec une régularité de métronome depuis 1992, elle publie à chaque rentrée un roman chez Albin Michel. Alors que paraît aujourd'hui le nouveau, Psychopompe, elle s'est prêtée à l'exercice des confidences.

J’achète l’article 1.5 €

Par Jean-Claude Perrier
Créé le 06.07.2023 à 18h00

Livres Hebdo : Peut-on dire que Psychopompe est un ouvrage atypique dans votre œuvre ?

Amélie Nothomb : D'un côté, c'est tout à fait vrai, mais on peut le dire d'autres de mes enfants. Je suis une mère de famille très nombreuse et très diverse.

Est-ce une autofiction ?

Je ne suis pas très à l'aise avec ces catégories littéraires. La seule chose dont je suis consciente, c'est que cet opus est le troisième d'une trilogie, avec Soif (2019) et Premier sang (2021) : le Fils (le Christ), le Père (le mien) et, là, le Saint-Esprit. Ce Saint-Esprit, personne ne sait ce que c'est, et moi non plus, mais ce psychopompe, souvent figuré dans les mythologies par un oiseau, c'est moi. L'oiseau m'a toujours obsédée, et je me suis très tôt identifiée à lui.

Vous écrivez toujours quatre romans par an, et vous n'en proposez qu'un à votre éditeur. Les trois autres étaient-ils dans le même registre, et avez-vous hésité à choisir ?

Les autres n'avaient rien à voir avec Psychopompe. Et je n'ai eu aucune hésitation. Mais ma trilogie n'était pas du tout consciente, même si le livre sur Jésus vient de très très loin.

Il vous reste à écrire sur votre mère, la Vierge Marie ?

Il faudra un jour, en effet, que je parle de ma mère, mais c'était tout sauf la Vierge Marie !

Dans Psychopompe, vous revenez sur votre enfance de fille de diplomate, ballottée au gré des affectations de votre père dans différents pays. Vous n'en avez éprouvé guère de plaisir, sauf au Japon. Vous parlez beaucoup des oiseaux, et la mort est omniprésente.

J'ai écrit mon autobiographie aviaire. La mort, elle s'est imposée partout. Quant à ma vie, mon père était un aristocrate brillant qui recevait beaucoup, mais l'ambassadeur d'un petit pays. Nous ne menions pas grand train.

Le psychopompe, c'est l'écrivain, qui peut passer du monde des vivants à celui des morts. Comment le vivez-vous ?

Je ne l'explique pas, ce n'est pas un acte de foi, c'est plus fort que cela, c'est un constat. Je n'ai jamais autant communiqué avec mon père que depuis sa mort. En dehors de son métier, c'était un être mystérieux, taciturne. Après sa mort et à cause d'elle, en 2020, je me suis lancée dans l'écriture de Premier sang, qui est vraiment le livre de mon père. Il était toujours dans ma tête, puis dans mon cœur. Depuis que ce livre est paru, ce dont il rêvait, il me l'avait confié, et dont il a été très heureux, ça s'est un peu apaisé. Mais par exemple au restaurant, alors que je m'apprête à commander six huîtres, il me dit : « Prends en douze ! »

Premier sang vous a valu en 2021 le Renaudot. Quelle a été votre réaction, vous êtes-vous dit : « Enfin » ?

Pas du tout, ça ne pouvait pas mieux tomber. Mon père l'a su, et il était très sensible aux honneurs. La première chose que j'ai faite a été de m'écrier : « Papa, on l'a, on l'a. »

Votre livre a-t-il bénéficié d'un « effet Renaudot » ?

Vive le Renaudot ! Il a environ multiplié par trois mes ventes habituelles, en général autour de 100 000 exemplaires.

Et le Goncourt, vous en rêvez ?

Je ne refuse que les coups de bâton ! Mais je suis déjà un écrivain comblé. Avec un succès qui, depuis trente-deux livres, ne s'est jamais démenti. Une sorte de miracle.

Pourtant, vos débuts dans l'écriture n'ont pas été faciles...

En effet, avant que j'ose envoyer Hygiène de l'assassin à un éditeur, Albin Michel, et qu'il soit publié à la rentrée 1992, j'avais déjà écrit dix livres sans savoir pourquoi, comme des tentatives pour voler. Je n'étais pas assez convaincue pour les faire lire ni publier.

Vous n'en avez jamais eu envie après ?

Jamais. Personne ne les lira. Après ma mort, ils seront coulés dans un bloc de résine, comme tous mes manuscrits − je n'ai toujours pas d'ordinateur, ni même de téléphone portable. Celui que j'écris en ce moment est le cent septième.

Arman aurait pu en faire une sculpture, hélas il est mort...

Tout à fait. Je me demande ce qu'on fera de ce bloc de résine. Et j'ai peut-être une idée : le 23 juin, je serai reçue par le pape François, grâce à mon ami Éric-Emmanuel Schmitt, qui lui avait offert Soif. Il paraît qu'il n'a pas tout à fait détesté ! Alors je vais peut-être léguer le bloc au Vatican !

Votre parcours, sur toutes ces années, est exceptionnel.

Je suis comblée, vous dis-je ! Depuis Stupeur et tremblements (1999), mes livres sont vraiment des best-sellers. Chacun a trouvé son public. Même Acide sulfurique (2005), plus difficile peut-être pour la critique, est le titre préféré des adolescents !

Quand on pense que vous avez failli devenir enseignante !

En effet, je suis agrégée de lettres classiques. Qu'est-ce que j'ai bien fait de ne pas devenir prof ! Je n'ai même pas essayé.

Pourtant, lorsqu'on vous voit avec votre public, souvent des jeunes, vous avez l'air heureuse de transmettre quelque chose à vos lecteurs.

C'est vrai. Le contact individuel avec les jeunes entre 15 et 18 ans, garçons et filles, est extraordinaire. Après, à l'université, ils subissent une uniformisation. Tous les cadres institutionnels me plaisent beaucoup moins.

Vous recevez des manuscrits, qu'en faites-vous ?

Je les lis, mais je n'exerce aucune fonction éditoriale chez Albin Michel. Je n'ai jamais réussi à faire publier qui que ce soit.

Dans Psychopompe, vous racontez votre expérience physique avec l'écriture. Dangereuse ?

En effet, l'écrivain c'est Hermès, le dieu intermédiaire. Même si je ne suis pas assez folle pour me comparer à lui, la mort, ce n'est pas si loin. Je suis quelqu'un de gai, de joyeux, qui aime le champagne, les speculoos et les petits fours, tout en ayant des affinités avec des êtres chers disparus. Jeune, j'ai failli mourir d'anorexie. J'ai gardé le souvenir d'une expérience limite, la même qu'avec l'écriture. Quand j'écris, quatre heures chaque matin, ma température diminue, je grelotte, je ne peux pas tenir plus longtemps. C'est pour cela que mes livres sont courts, pas plus de 150 pages. Écrire, pour moi, c'est chaque fois me mettre en danger, de plus en plus. Mes livres sont des exercices périlleux.

Comment choisissez-vous « celui de l'année » ?

Le seul critère : mon désir.

Personne d'autre que vous ne les lit, ne vous conseille, pas même votre éditeur de toujours, Francis Esménard ?

Absolument personne. Mais Francis m'a quand même refusé trois textes. L'un « immoral », l'autre « illégal », le dernier « déprimant ». Et il avait raison. J'ai en lui une confiance absolue. En revanche, s'il voulait changer même un seul mot de mon texte, je ne le publierais pas. J'écris d'un seul jet, en transe, comme sous l'effet de l'ayahuasca, un hallucinogène que j'ai expérimenté dans la forêt amazonienne. Et après, je n'y retouche plus. Quitte à déstabiliser le lecteur. Déstabiliser le lecteur, ce n'est pas mal.

Pourrait-il y avoir une rentrée sans Amélie Nothomb ?

Rien ne m'oblige à publier chaque année. Le plaisir n'est pas une expérience facile. Et ce qui est facile n'est pas un plaisir. L'écriture est une ascèse. Mais après avoir gelé, un bon bain très chaud, comme au Japon !

Le Japon, c'est votre seconde patrie ?

Mon père, qui était devenu un immense chanteur de nô, a éprouvé un coup de foudre, réciproque, pour ce pays. J'ai hérité de cette passion. Je retourne tout le temps au Japon, pour le plaisir.

Les Japonais entretiennent une relation très étroite avec la mort et les défunts ?

Absolument, ils ont ce culte de la mort, et dialoguent avec les morts, comme moi avec mon père.

Le soin de son apparence est très important dans la culture japonaise. Vous l'avez adopté ?

En privé, je suis quelqu'un d'hypertimide. Quand je dois paraître en public, j'ai donc besoin de me confectionner une apparence, y compris exubérante, extravagante. Cette théâtralité m'aide, me donne le moyen de triompher de ma timidité. Et l'Amélie Nothomb publique n'est pas fausse.

 

Amélie Nothomb
Psychopompe
Albin Michel
Tirage: 200 000 ex.
Prix: 18.90 €
ISBN: 9782226485618

Les dernières
actualités