Regarde les hommes tomber. En quelques livres, tous également beaux et empathiques, Alexis Salatko s'est fait le dépositaire d'une forme à la fois sensible et grave d'exofictions. Sous son regard et sa plume, il y eut Vladimir Horowitz, Django Reinhardt, Dino Buzzati. Beaucoup de musique, beaucoup de crépuscules et le souffle inquiétant de la légende du siècle passé. À ces noms, il conviendra donc de rajouter désormais ceux de Jules et Joe Dassin. Un père et un fils qui s'aimèrent mais ne surent jamais très bien comment se le dire. Deux hommes empêchés aussi. Le premier, cinéaste admirable des Forbans de la nuit ou de Jamais le dimanche, par le maccarthysme qui le contraignit à l'exil et à renoncer à ses rêves de gloire hollywoodiens. Le second, intellectuel américain égaré dans le monde de la variété (qui sait qu'il obtint un diplôme d'ethnologie ?) par l'ombre portée de ce père à la gloire envahissante et un sentiment d'imposture qu'il ne dissipera que dans les vapeurs de la nuit, de l'alcool, de la dope. Jusqu'à sa mort, le 20 août 1980, le corps usé de trop d'excès, dans un restaurant de Papeete. Foudroyé à l'âge de 41 ans, par une crise cardiaque, face à la mer...

Jules, qui, lui, vécut jusqu'à être presque centenaire, se remit-il jamais vraiment de la disparition de son unique fils ? C'est la question, bien plus que théorique, qui court en filigrane entre les pages de ce beau et recueilli Jules et Joe d'Alexis Salatko. Le romancier va décliner tous les 20 août de la vie du vieil homme, depuis la naissance de son fils jusqu'à une balade un an après sa disparition dans les allées du carré juif du Hollywood Forever Cemetery où il est inhumé. C'est une vie, deux même, pleines de bruit et de fureur qui se déroulent sous les yeux du lecteur. Depuis le New York des quartiers pauvres et des théâtres yiddish jusqu'à Athènes où l'amour d'une femme, Melina Mercouri, amena Jules, en passant par Los Angeles et le Paris des années 1950 à 1970. Deux destins profondément différents et intimement liés. Deux monstres sacrés réunis et séparés à la fois par une identique pudeur, une certaine élégance. Qui est aussi celle de Salatko à l'heure de leur ériger ce beau tombeau de mots.