Il y a deux épisodes fondateurs pour la carrière de Pierre Alechinsky, qu'il se plaît à rappeler : lorsqu'il était enfant et qu'il apprenait à écrire, le jeune gaucher fut contrarié par ses parents, pourtant médecins ; et ses seules études furent, de 1944 à 1948 (de 17 à 21 ans), l'apprentissage de la typographie, de l'imprimerie, de la gravure et de la photographie à l'Ecole nationale supérieure d'architecture et des arts visuels de La Cambre, à Bruxelles, sa ville natale. Du côté de ses mains, Alechinsky s'est vengé : il écrit de la droite, mais peint et dessine de la gauche, et le revendique. Ce pourquoi son nouveau livre s'intitule fièrement Ambidextre. Et cette singularité a conditionné tout son parcours : il est sans doute le plus littéraire de nos peintres, le plus lettré, un véritable « écripeintre », dont l'œuvre imprimé est abondant : de nombreux livres de lui, mêlant poèmes, souvenirs, pensées, réflexions et aphorismes, parfois sur la même page, et de très nombreux « illustrant » des écrivains, de Proust à Gracq, en passant par Butor, Borges, Mandiargues, son grand ami le poète Christian Dotremont, ou encore Gérard Macé.
Pierre Alechinsky aurait pu devenir un poète-éditeur comme Guy Levis-Mano, dans la tradition artisanale des surréalistes (qu'il a fréquentés à ses débuts. André Breton, en 1965, l'agrégeant même à l'une des dernières expositions du groupe), la peinture en plus. Il l'a fait, à sa façon : l'artiste n'aime rien tant que de concevoir des livres, du début à la fin, jusqu'aux exemplaires de tête qui réjouissent les bibliophiles.
Ambidextre, c'est une rétrospective avec une exposition à la Galerie Gallimard à partir du 6 décembre, où Alechinsky a refondu certains titres des années 1990, y a ajouté des inédits, et a mêlé au texte des illustrations, photographies ou dessins qui « donnent à voir » le propos, ou rappellent une ombre chère : Dotremont, son compagnon du groupe Cobra, jamais oublié, Bram van Velde, ou encore le peintre chinois Walasse Ting, l'ami de ses débuts, qui l'a accueilli dans son atelier new-yorkais dès 1954. New York et Tokyo, les deux villes de prédilection d'Alechinsky. Il y a aussi le traitement spécial réservé à Henri Michaux, encore un « ambidextre », poète & peintre, dont il avait découvert l'œuvre dès sa jeunesse et dont il fut l'ami jusqu'à sa mort, en 1984. Dans un chapitre, Alechinsky montre ses deux peintures ultimes, de petites huiles de 1984, presque figuratives, et, sur la même page, une photographie ancienne de la dune de Westende, en Belgique, leur pays commun, que Michaux détestait. On dirait que ses derniers tableaux ont été peints sur cette plage balnéaire flamande, moins célèbre qu'Ostende.
Galerie de portraits, collection de souvenirs, recueil de poèmes, musée imaginaire, cabinet de curiosités, Ambidextre est un peu tout cela, une somme, une plongée vertigineuse dans l'univers d'un des plus grands artistes de notre temps. Non dénué d'humour de surcroît : voir le chapitre sur le tableau détruit deux fois par le chat Fantômas.
Ambidextre
Gallimard
Tirage: 3 500 ex.
Prix: 39 euros ; 464 p.
ISBN: 9782072868429