Le narrateur de cette histoire, forcément inspiré de l'auteur lui-même, ne porte pas de nom. On ne sait finalement pas grand-chose de lui, et rien de son métier. Juste que c'est un hakawati, un conteur dans la tradition syrienne. Né à Damas en 1980, il est parti à Beyrouth en 2012, à cause de la guerre dans son pays, avec celui que l'on appellera son Amoureux, dont on ignore tout également. On apprend seulement que les deux garçons sont gays, qu'ils se sont rencontrés à Damas en 2011 grâce à un site, se sont aimés en secret, et ne se sont plus jamais quittés - hormis une rupture et séparation de trois ans, l'Amoureux ayant décidé d'aller papillonner ailleurs avant de venir retrouver l'homme de sa vie à Vancouver. C'est là qu'ils ont émigré en 2014, à l'invitation d'une association canadienne d'aide aux réfugiés, qui les a fait venir, aidés à s'installer et à s'intégrer dans leur pays d'accueil.
Le roman se situe presque quarante ans plus tard, en 2052 - si l'on a bien compris, car les repères chronologiques fournis par l'auteur au détour d'une page sont assez minces. Les deux hommes sont toujours ensemble, octogénaires. Et l'Amoureux est en train de s'éteindre, tout doucement. Le Conteur le sait, qui essaye d'adoucir ses derniers instants, à la façon dont Shéhérazade devait charmer le roi Chahriar pour sauver sa peau. Lui n'a pas 1 001 nuits, mais il raconte quand même, envers et contre tout. Il improvise des histoires où de pures fictions se mêlent avec les parcours authentiques de personnages qu'il a connus, ainsi qu'avec, dans le désordre de la mémoire, des épisodes de sa propre histoire, depuis son enfance.
À l'âge de quatorze ans, maltraité par sa mère chez qui il habitait à Damas et qui présentait de graves signes de démence, il s'est enfui pour la première fois, pour se rendre dans la maison de son grand-père paternel, sur les hauteurs, d'où il pouvait contempler sa ville, pas encore marquée par les traces de la guerre. Sur la terrasse était aménagée une balançoire de jasmin, qui est restée gravée dans ses souvenirs, symbole des temps heureux.
Il raconte aussi Le Caire, où, jeune gay, il s'est fait tabasser par ses propres copains. Beyrouth, où il ne s'est jamais senti chez lui. Et Damas, encore, où il a vécu son premier amour avec le beau Samer qui, marié de force par sa famille, s'est suicidé, écrasé sous la honte et la culpabilité.
Car ce que raconte le Conteur, au fil de ses histoires, s'adressant le plus souvent à l'Ange de la mort qui s'apprête à emmener l'Amoureux, c'est aussi la condition faite aux gays dans le monde arabe, à la fois taboue et extrêmement périlleuse. En Égypte surtout, où les persécutions, arrestations, mauvais traitements sont monnaie courante. Ne leur restent que le non-dit, les faux-semblants (mariages arrangés, hyper-virilité affichée...), la clandestinité, ou l'émigration, souvent vers les États-Unis ou le Canada. Tout cela fait La balançoire de jasmin, roman choral, déroutant, foisonnant, complexe, le premier qu'Ahmad Danny Ramadan ait écrit en anglais.
La balançoire de Jasmin Traduit de l'anglais (Canada) par Caroline Lavoie
Mémoire d’encrier
Tirage: 1 000 ex.
Prix: 19 € ; 246 p.
ISBN: 9782897126339