Aussi incroyable que cela puisse paraître, une fois lu le récit de ses aventures rocambolesques, Maurice Auguste Beniowski (ou Benjowski) a bien existé. Il a même écrit ses Mémoires, dont Jean-Christophe Rufin, qui l’exhume aujourd’hui de son tombeau malgache pour en faire le héros d’un roman picaresque, recommande chaudement la lecture. Ils ont été publiés en français chez Phébus.
Lorsque s’ouvre le roman, en 1784, le comte Auguste Benjowski et sa femme Aphanasie, accompagnés de leur fils Charles, viennent rendre visite à Benjamin Franklin, âgé, malade et amer de ne pas être assez reconnu par ses compatriotes comme le père de leur jeune nation. On apprendra, tout à la fin, ce que les hôtes du physicien sont venus faire : lui demander son aide afin que les Etats-Unis d’Amérique deviennent le protecteur, contre les Français, du royaume de Madagascar, dont Auguste, sous le nom de Zibeline, et sa femme, sous celui de Magnolia, sont devenus les souverains. Ils ont tenté d’y instaurer un régime démocratique, égalitaire, pacifique, inspiré des leçons des philosophes des Lumières qu’ils ont fréquentés à Paris, face aux puissances européennes colonisatrices et esclavagistes. Les Français surtout, donc, et ce roi Louis XV que Benjowski a pourtant servi avec enthousiasme, pour qui il a guerroyé, lui, l’aristocrate mi-hongrois, mi-polonais passé par les geôles du tsar et la Sibérie. Mais Versailles s’est montré bien ingrat à son égard, et la déliquescence de la monarchie, à l’approche de la Révolution, allie la duplicité au parjure : on l’envoie à Madagascar au nom du roi, mais les autorités de l’île Bourbon, dont il dépend officiellement, vont lui mettre des bâtons dans les roues, le combattre, saper son autorité en son absence, puis finir par lui faire la guerre et le tuer, en 1786.
Pour emporter l’adhésion de Franklin qui leur obtiendra un bien timide soutien, Auguste et Aphanasie lui livrent le récit, chacun prenant la parole à son tour, de leurs vies trépidantes, de leurs expériences, de leurs amours passionnées. Leurs idées aussi, puisées chez ces philosophes qu’ils ont lus dès leur jeunesse, puis rencontrés, Aphanasie surtout, laquelle a connu d’Holbach ou Diderot, et même croisé, à l’époque, un certain Benjamin Franklin.
Le tour du monde du roi Zibeline, où, confie Jean-Christophe Rufin dans sa postface, se mêle l’histoire la plus authentique avec le fruit de son imagination, voire ses propres idées, est une de ces grandes machineries d’aventures dont l’auteur de Rouge Brésil a le secret. C’est aussi, comme souvent, une fable morale dont les leçons peuvent s’appliquer à l’époque contemporaine, Rufin étant lui-même un héritier des Lumières, un humaniste. Quant à Benjowski, oublié en France, c’est encore un héros à Madagascar.
Jean-Claude Perrier