Nouvelles de l'étrange. L'étrangeté est d'autant plus inquiétante qu'elle a trait à des choses qui nous sont familières. Cette inquiétude naît de ce que le réel semble s'être désaxé, très légèrement, si peu... assez pour revêtir des airs de sourdes menaces. Ayashii qualifie en japonais une situation ou une personne louche, de celles qu'on rencontre dans l'œuvre de Yōko Ogawa. Alternant romans et récits courts, l'écrivaine japonaise née en 1962 revient ici avec un recueil de nouvelles, Scènes endormies dans la paume de la main.
Traduite en français aux éditions Actes Sud dès le milieu des années 1990, Yōko Ogawa connaît le succès sur son natal archipel grâce à La grossesse, une novella qui lui vaut le prestigieux prix Akutagawa en 1990 : il s'agissait du journal d'une femme enceinte mais du point de vue de sa sœur, laquelle décrit la gestation de la future mère avec une méticulosité dérangeante. On se souvient de L'annulaire (Actes Sud, 1999) porté à l'écran en 2005 par Diane Bertrand, où l'héroïne est embauchée dans un laboratoire dont le directeur taxidermiste propose à ses clients la conservation des reliques de leur mémoire blessée. Dans Instantanés d'Ambre (même éditeur, 2018), une mère ayant perdu sa benjamine refuse à ses trois autres enfants l'accès au monde extérieur où rôde, selon elle, un chien maléfique... Le titre du présent volume, Scènes endormies dans la paume de la main, est un clin d'œil à cette forme brève, entre nouvelle et haïku, qu'affectionnait particulièrement un de ses auteurs de prédilection, Kawabata, auteur de Récits de la paume de la main.
Une jeune fille dort chez une vieille tante, ancienne comédienne obsédée par les répliques de La ménagerie de verre de Tennessee Williams inscrites jusque dans ses bols et ses assiettes (« Étreindre la licorne ») ; une résidente d'une maison de repos est fascinée par les reptiles d'un vivarium et par un diorama chez le coiffeur, où un train passe en boucle (« Les geckos infinis ») ; une chasseuse d'autographes collectionne les programmes de théâtre signés qu'elle amasse sous son lit (« Jupe-à-fleurs »)... Dans ces huit nouvelles, par le truchement de narratrices, Ogawa décline les motifs qui lui sont chers : l'excentricité, l'aliénation, la duplicité, le besoin d'amour, son absence, la maternité réelle ou frustrée, la soumission retorse à la hiérarchie, le mystère animal, la porosité entre rêve et réalité. Concision du style où se concentre toute la profondeur de la sensation, et où pénètre l'acuité d'un regard, au-delà du réel. Dans l'un des récits, une cheffe de service souffre d'un torticolis à cause de sa nouvelle prothèse dentaire. Elle remarque que de ce bridge « posé sur deux molaires inférieures gauches » sortent de minuscules créatures blanches filandreuses. À les observer de plus près, ces treize traits vivaces recueillis dans une boîte de Petri composent le caractère ai, « amour ».
Scènes endormies dans la paume de la main
Actes Sud
Traduit du japonais par Sophie Refle
Tirage: 10 000 ex.
Prix: 22 € ; 288 p.
ISBN: 9782330203566