Tous les cinq ans, la question revient. Que faire pour l'élection présidentielle ? L'interrogation ne vaut pas seulement pour les candidats, mais aussi pour les éditeurs, qui doivent ajuster leurs calendriers et leurs programmes, non sans une pointe d'appréhension face à cette période délicate. En 2007, le marché avait connu une embellie après deux années en négatif, avec une progression globale de 3 % des ventes selon nos données Livres Hebdo/I + C. Les essais et documents en avaient été les premiers bénéficiaires (+ 6 % sur l'année). Mais le rebond général n'avait eu lieu qu'à partir de la fin du mois de mai (+ 14 % en juin) et, après un premier trimestre à + 1 %, avril avait plongé à - 5 %.
Cinq ans après, la campagne électorale a commencé depuis plusieurs mois, et la saison des documents politiques a débuté très tôt elle aussi. Depuis le best-seller de Jean-Luc Mélenchon (Qu'ils s'en aillent tous !, Flammarion, octobre 2010), la production s'est accélérée. "Pour éviter d'être noyé dans la masse en janvier », Mireille Paolini, directrice littéraire non-fiction chez Calmann-Lévy, a publié dès septembre Tous les coups sont permis, de Renaud Dély et Henri Vernet. "Nous avons eu tendance à anticiper les livres politiques sur 2011 parce que l'intérêt des lecteurs pour ce type d'ouvrages ne s'est pas démenti depuis 2007 », expose Gilles Haéri, directeur général de Flammarion.
Bayrou en début d'année ?
Les éditeurs se concentrent sur janvier et février pour échapper au trou d'air redouté d'avril-mai. "Soit on dégaine en début d'année avec des livres qui donnent à comprendre ce qui va se passer pendant la campagne, soit on se prépare pour juste après les élections. Mais entre les deux, de mars à mai, les informations sont vite périmées et c'est la presse qui prend le relais », rappelle Sophie Charnavel, directrice littéraire en charge des documents chez Flammarion. De plus, "beaucoup d'auteurs demandent à paraître en début d'année », précise Manuel Carcassonne, directeur général adjoint de Grasset. Parmi eux, il y aura évidemment des candidats à la présidentielle. Par exemple, "il n'est pas exclu que François Bayrou fasse un livre en début d'année, mais ce n'est pas programmé », évoque Muriel Beyer, directrice littéraire de Plon. On peut compter avec les Mémoires de Jean-Pierre Raffarin (Flammarion) et de Bernard Tapie (Plon), un livre d'Hervé Gaymard (Plon), un autre de Dominique Paillé (Grasset)... Peut-être même avec un texte de Nicolas Sarkozy, si la "lettre" qu'il a prévu d'envoyer aux Français prend la forme d'un livre. Mais "les personnalités politiques, c'est compliqué à partir de janvier, car le temps de parole dans les médias est décompté, rappelle Muriel Beyer. De plus, les hommes politiques importants veulent publier dans la rentrée de septembre-octobre ». Chez Grasset, Rama Yade a avancé à novembre la parution de son Plaidoyer pour une instruction publique, initialement prévue pour janvier.
Des enquêtes, des livres de fond, des textes décalés... "Je fais le pari que les gens vont trouver leur compte dans les journaux pour les polémiques et les comptes-rendus, lance Mireille Paolini, chez Calmann-Lévy. J'avais envie de proposer des livres plus ambitieux, qui prennent du recul ou qui abordent la présidentielle de façon périphérique », comme un récit humoristique et satirique sur le quinquennat par deux journalistes du Canard enchaîné ou une enquête sur l'affaire de Tarnac, à travers laquelle David Dufresne étudie le sarkozysme.
"Quick books". Les programmes sont évolutifs et les éditeurs se réservent des créneaux pour des livres de dernière minute, même si beaucoup récusent le terme de "quick book". "En mai-juin, nous n'aurons pas de quick book, mais des livres mûrement réfléchis, qui prendront en compte les résultats, nuance Agnès Fruman, secrétaire générale d'Albin Michel. Si on nous propose un livre formidable, fait rapidement, et qui apporte quelque chose, pourquoi pas ! » Editeur du livre qui avait révélé la séparation entre Ségolène Royal et François Hollande en juin 2007, Jean-Daniel Belfond, directeur de L'Archipel, assume : "Des quick books ? Ça se pourrait, on en a fait pas mal par le passé, donc on va poursuivre. Je réserve l'effet de surprise ! » Au lendemain de l'élection, Laurent Binet livrera son récit de la campagne de François Hollande (Grasset), Guy Carlier des chroniques de campagne (éditions du Moment)... Mais au-delà, rappelle Yves Derai, des éditions du Moment, "le casse-tête concerne davantage le deuxième semestre que le premier, car on ne sait pas qui va gagner ! C'est plus compliqué de programmer des ouvrages dans l'incertitude. Or, il faudra des biographies, des enquêtes, surtout si le président change ».
Les essais qui ne sont pas liés aux élections auront plus de mal à trouver leur place, sauf s'ils concernent un anniversaire, comme les 50 ans de la fin de la guerre d'Algérie. "Nous allons éviter de publier de la non-fiction trop éloignée de la politique », confirme Jean-Daniel Belfond. Muriel Beyer a décalé à l'automne la parution des livres de Jean-Paul Moatti, André Kaspi, Jean Kervasdoué, et même de Raymond Soubie sur les crises sociales.
Reports
Dans les autres secteurs, des ajustements seront eux aussi nécessaires. "Nous avons un peu allégé nos programmes d'avril et nous reportons certains romans en septembre pour éviter la zone avril-mai, admet Gilles Haéri, chez Flammarion. Nous aurons huit romans français et trois étrangers à la rentrée de janvier-février alors que d'habitude nous avons au total huit romans. Nous avons eu tendance à placer les grands lancements en tout début d'année, comme Michel Onfray et Art Spiegelman. Même si le nouveau livre de Catherine Millet était prêt pour le printemps, nous le programmerions à l'automne, car la présidentielle rend ce type de lancements inimaginable. »
Au printemps, il y aura surtout de la place pour les insubmersibles. Chez Albin Michel, qui publiera Mary Higgins Clark et Didier Van Cauwelaert, "nous ne changeons rien en fiction, affirme Agnès Fruman. Les gens vont continuer à lire, car après les élections il y aura les vacances. Nous avons intérêt à équilibrer nos programmes mois par mois et à ne pas tout mettre au même moment ». Manuel Carcassonne parie lui aussi sur le fait que "les gens n'auront pas envie de lire que de la politique ».
Les maisons moins concernées par l'actualité adoptent, elles, une stratégie offensive. "Persuadé que plus nous mettrons des titres importants dans des mois réputés creux, plus nous aurons de chances d'empêcher la déshérence des librairies », Bertrand Py, directeur éditorial d'Actes Sud, a programmé de la littérature, française et étrangère, dont le nouveau roman de Russel Banks en mars (Lointain souvenir de la peau), un roman de jeunesse d'Henry Bauchau, et même un premier roman en mai. "Il faut que l'édition reste imperturbable, qu'elle croie à sa capacité à imposer des événements. On ne va pas courber le dos ou se faire discret pour passer entre les gouttes d'une actualité politique. Nous devons faire notre propre barouf ! 2011 nous montre que l'édition littéraire arrive à se faufiler dans l'actualité. »
Garder le cap
Chez Gallimard, Yvon Girard, responsable du développement éditorial, assure que les élections ne bouleversent pas les programmes. "Je n'imagine pas qu'il faille infléchir nos choix uniquement en obéissant au postulat que les librairies vont être vides et que les gens ne liront que des journaux. Notre souci, comme tout éditeur, est d'avoir chaque mois un ou deux titres phares qui tirent la production, et d'équilibrer notre programme. » Avant le nouveau livre de Marc Dugain en mai, la maison publiera ceux de Philippe Sollers, d'Anne Wiazemski, de Franz-Olivier Giesbert (janvier), de Daniel Pennac, d'Eric Fottorino, de Martin Amis (février), de Claude Lanzmann et de Jonathan Coe (mars). Garder le cap, surtout dans un contexte compliqué pour les librairies. "Ce qu'il faut souhaiter, rappelle Yvon Girard, c'est que l'activité globale reprenne, d'abord à la fin de cette année, et au début de l'année prochaine ».