Depuis ses débuts triomphaux avec Un Anglais sous les tropiques (Balland, 1984), il flotte autour de l'œuvre de William Boyd comme un parfum de malentendu. Même si elles sont plus sombres qu'il n'y paraît, ses nombreuses fictions sont trop allègres narrativement pour révéler vraiment l'étonnante puissance romanesque de leur auteur et combien celui-ci fait incontestablement partie des très grandes plumes britanniques d'aujourd'hui. On ne lui pardonne pas toujours sa facilité, la confondant avec ce qui peut apparaître comme « des facilités ». Funeste erreur, assez fréquente en notre pays où il serait rédhibitoire d'écrire « la marquise sortit à cinq heures », selon le mot plaisant et historiquement désastreux prêté à Paul Valéry. Pourtant, quelle grâce, quelle élégance, quelle maestria... S'il fallait achever de s'en convaincre, la lecture de Trio, avec ses trois personnages en quête de hauteur et de rédemption, devrait suffire.
Brighton, été 1968. Dans la charmante et encore un rien provinciale ville balnéaire se tourne un film, L'échelle pour la lune, une romance à prétention poético-artistique qui se veut dans l'esprit du swinging London. L'héroïne est interprétée par une jeune et superbe actrice américaine, Anny Viklund, qui a fui son pays afin d'y oublier les affres de son divorce avec un activiste terroriste responsable d'un attentat meurtrier. Le producteur, respectable et respecté dans le monde des studios anglais est Talbot Kydd, un sexagénaire, marié et père de famille qui oublie dans son travail son tourment de ne jamais avoir pu ou osé sortir du placard. Enfin, troisième élément de ce trio, la femme du réalisateur, trompée et qui s'en moque plutôt, Elfrida Wing. Cette romancière connut un très grand succès avec ses premières œuvres qui lui valurent le surnom de « nouvelle Virginia Woolf ». Atteinte d'une addiction à la boisson qui s'aggrave de jour en jour, elle n'a rien écrit depuis plus de dix ans. Tout pourrait donc aller pour le mieux dans le meilleur des mondes déglingués du spectacle, du cinéma et de la littérature si l'ex-mari d'Anny, évadé de sa prison, ne menaçait pas de la rejoindre, tout comme son compagnon français, alors qu'elle a entamé une idylle avec son partenaire à l'écran ; si Talbot ne se sentait pas aussi irrémédiablement attiré par une boîte gay de Brighton ; si Elfrida ne s'était pas mis en tête de revenir à la littérature en racontant la dernière journée de Virginia Woolf...
Tout ceci sous la plume à la fois tendre et ironique d'un William Boyd plus que jamais au meilleur de sa forme. D'un argument qui pourrait être celui d'une comédie de mœurs (et qui l'est au moins initialement), le romancier fait doucement dériver son récit vers les rivages plus sombres, plus tumultueux, de la folie, du chagrin et de la perte. Ainsi, à lire le destin de la jeune Anny Viklund, les obstacles qui se présentent à elle, son impossibilité à vivre sa liberté, on ne peut s'empêcher de penser à celui de Jean Seberg. Et tout est de la même eau, révélant un système qui s'avère pour chacun et chacune infiniment plus fragile qu'il n'y paraît. Boyd, comme à son habitude, a l'élégance de ne pas insister, il se contente de laisser courir sa plume, marionnettiste à la fois grave et enjoué. Le malheur de ce trio infernal fait le bonheur de ses lecteurs. Et tout va de mal en pis. Et tout est bien.
Trio Traduit de l'anglais par Isabelle Perrin
Seuil
Tirage: 20 000 ex.
Prix: 22 € ; 496 p.
ISBN: 9782021472196