Les rapports entre écrivains et libraires se dégradent. La Cour d’Oslo vient en effet de condamner Asne Seierstad, auteure norvégienne du Libraire de Kaboul , au profit de Suraia Rais, l’épouse de Shah Mohammed Rais, l’homme qui lui a inspiré son personnage (voir aussi article du 5 août ). Le grief ? Au début des années 2000, Asne Seierstad a vécu cinq mois chez cette famille afghane, en prenant des multitudes de notes, avant d’écrire ce qui allait devenir un récit vendu à près de trois millions d’exemplaires dans 29 pays (en France, il a été traduit chez Jean-Claude Lattès et est disponible en Livre de Poche). Or, les magistrats d’Oslo ont estimé qu’elle avait attenté à la vie privée de la demanderesse, et par surcroît avait diffamé et fait montre de pratiques journalistiques négligentes. L’auteure et sa maison d’édition sont tenus de verser au total près de 94 000 euros. Quant au libraire lui-même, il a annoncé son intention d’intenter à son tour un procès ; de même que sept autres membres de sa famille ! Rien d’étonnant à ce qu’Asne Seierstad ait formé un recours contre cette décision de justice. L’exercice d’immersion au sein d’une vie, afin d’en tirer un ouvrage de librairie reste plus que délicat. Le droit national comme international privilégie largement la protection de la vie privée… et bat souvent en brèche le principe de la liberté d’expression. C’est ainsi que de nombreuses conventions internationales par lesquelles la France est liée font appel à la notion de vie privée. La Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 stipule que « nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes à son honneur et à sa réputation », à l’instar des dispositions contenues dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. Parallèlement, plusieurs textes assurent, en droit interne, le respect de la vie privée. Rappelons en particulier que l’article 9 du Code civil dispose à cet égard que « Chacun a droit au respect de sa vie privée. » En l’absence de définition dans les textes, la jurisprudence a peu à peu délimité les contours de la vie privée, qui recouvre les situations les plus variées. Il peut s’agir aussi bien d’informations sur la vie sentimentale, sur la sexualité, sur l’état de santé, sur la maternité, sur les convictions religieuses ou politiques, sur les liens entre les personnes, sur l’identité sexuelle (en cas de changement de sexe), etc. La publication de l’adresse du domicile, tout comme celle de la photographie dudit domicile, sont aussi des atteintes à la vie privée. En réalité, cette notion de vie privée est laissée à l’appréciation du juge et varie grandement selon les sujets examinés. Il est communément admis que les personnages publics ont une sphère de vie privée plus restreinte qu’un « simple » libraire, de surplus afghan… Mais l’auteur et son éditeur ne doivent jamais oublier que les livres biographiques représentent un risque de contentieux non négligeable. Les personnages y sont en effet régulièrement exposés à une publicité parfois non souhaitée… Les auteurs, tels notre imprudente Scandinave, tentent de biaiser en modifiant souvent les noms ou en laissant seulement les initiales. Or, il a par exemple été jugé — en France, mais cela est valable partout où les atteintes à la vie privée sont sanctionnées — qu’« un artiste porte atteinte à la vie privée de son ex-époux en révélant dans un ouvrage autobiographique des faits et des épisodes relevant de l’intimité de la vie privée personnelle de ce dernier dès lors que, malgré le nom d’emprunt qui lui est donné dans ce livre, il est aisé de le reconnaître : description précise du personnage, révélation d’un précédent mariage et de l’existence d’un enfant issu de ce mariage, du comportement de l’époux avec son fils ». Par extension, ce qui est valable pour des « ex-époux » l’est aussi pour tout autre cas où, malgré un nom d’emprunt, l’identité des protagonistes demeure facile à prouver. La meilleure solution consiste évidemment à recueillir l’assentiment desdits protagonistes. C’est en tout cas la plus imparable. Mais elle n’est pas toujours facile à mettre en œuvre ! Dans les années 1950, la publication chez Julliard des mémoires de Mistinguett avait soulevé plusieurs problèmes dans le contrat d’édition en lui-même, problèmes liés au respect de la vie privée. Je passe les détails, pour ne m’arrêter qu’à ce seul point : Dame Bourgeois, l’auteure (Mistinguett) acceptait notamment que la version cinématographique contienne des personnages représentant des personnes réelles, y compris les membres de sa famille. Pour ceux-ci, elle s’engageait à leur faire établir une autorisation suivant une formule annexée au contrat. Las, le fils de Mistinguett refusa de signer en faveur d’un film tiré du livre. Le renégat fut alors traîné en procès par ceux qui voulaient adapter le livre à l’écran. Certains attendus du jugement qui lui ont donné raison sont éloquents : « S’il est licite de porter à l’écran des faits de la vie d’un personnage réel, ce personnage n’en demeure pas moins une personne dont la vie doit être respectée par l’auteur d’un film et dont le consentement doit être donné d’une manière libre et éclairée, c’est-à-dire en connaissance et à une certaine représentation déterminée (…). Concrètement cette exigence a pour conséquence la validité du consentement d’une personne à être représentée dans un film dont le scénario a été approuvé par elle après lui avoir été soumis ». En vertu de cette règle, et près de soixante ans plus tard, le libraire de Kaboul et tous ses proches auraient dû en théorie approuver le manuscrit et y apposer leur bon à tirer. Et la chaîne du livre de s’en trouver totalement inversée !