Tenter de traverser le détroit d’Ormuz à la nage, l’idée est plus saugrenue (et déraisonnable) encore que sillonner Los Angeles sans voiture, défi que, dans Le ravissement de Britney Spears, l’espion narrateur (double fantasmé fictif de Jean Rolin) relevait haut la main. Cette fois-ci, on ignore au début du livre si le projet de parcourir depuis les côtes iraniennes et en son point le plus étroit - un peu moins d’une cinquantaine de kilomètres -, le bras de mer qui relie le golfe Persique et la mer d’Oman, le boulevard du pétrole, voie stratégique aussi bondée que sous tension, a été mis à exécution puisque l’intrépide candidat à la performance, un dénommé Wax, s’est volatilisé mystérieusement. Voilà donc, à l’automne 2012 à Bandar Abbas, le narrateur d’Ormuz, à qui l’aventurier nageur avait confié quelques mois plus tôt une mission rémunérée de repérage et la charge d’écrire le « grand récit » de son exploit, en train d’échafauder des hypothèses et de reconstituer l’enchaînement des événements.
A ce stade, le lecteur a le choix entre se précipiter sur une carte de la région pour rafraîchir ses connaissances géographiques (aviez-vous déjà entendu parler des îles d’Hormoz, de Qeshm ? De Larak ? d’Hengam ?) ou suivre « à l’aveugle » l’éclaireur Rolin dans ces parages soumis à d’incessantes frictions, l’Iran et ses gardiens de la Révolution, pratiquants de la « guerre navale asymétrique », menaçant régulièrement de bloquer le détroit, sous la surveillance rapprochée de la flotte occidentale. Pour notre part, nous avons choisi la deuxième option. Car on peut lui faire confiance, Jean Rolin, en romancier du territoire, a déjà scruté pour nous toutes les cartes disponibles de la zone, avant de s’immerger dans les eaux chaudes du détroit ou de monter à bord de la frégate anti-aérienne Cassard de la marine nationale. Et on peut dire que l’écrivain reporter est dans son élément : des ports, des plages, des bateaux…, les rives d’Ormuz concentrent tout ce qui excite la passion maritime de Jean Rolin, comble son goût du littoral et des frontières, son tropisme aquatique (voir Terminal Frigo ou Chemins d’eau, l’un de ses premiers récits publié en 1992 et réédité récemment à La Table ronde).
Le narrateur dont l’une des tâches préparatoires a consisté à répertorier tout ce qui est « le plus proche du détroit d’Ormuz » (il y aura un crocodile australien, une ligne de métro à Dubai, un léopard des neiges…) s’attache avec la même précision maniaque à décrire les embarcations de toutes espèces croisant au large : destroyers, pétroliers ravitailleurs, croiseurs, vedettes, ferries, frégates, cargos et autres « boutres de pêche »… Tandis que Wax, le « héros » de l’opération, a, lui, hérité de la vieille marotte ornithologique de l’écrivain et peut « reconnaître un goéland de Hemprich ou un phalarope à bec étroit ». Le roman accumule ainsi méticuleusement les détails les plus pointus tout en laissant autour des personnages comme une zone de brume qui rend flous leur passé et leurs motivations. On a oublié de préciser : le mélange entre planification et improvisation, rigueur et amateurisme qui est la marque de ces pérégrinations est absurdement drôle, irrigué de bout en bout par ce sentiment de « bienveillante étrangeté » que Jean Rolin partage avec ses alter ego romanesques.
Véronique Rossignol