Matée la Fronde du parlement et des nobles ! Finis le désordre et l'incurie !... La France de Louis XIV marche au pas, mais d'un de ces pas gracieux tel que le Roi-Soleil les exécutait dans d'éblouissantes mises en scène. L'absolutisme se donne un visage courtois: lors de fêtes munificentes, le souverain affublé d'une perruque ou d'un casque se représente en Apollon, dieu civilisateur, vainqueur des ténèbres et ordonnateur de l'harmonie du monde. La propagande royale est réglée au millimètre près par des architectes (Henri de Gissey, Louis Le Vau), des peintres et des décorateurs (Charles Le Brun), des jardiniers (André Le Nôtre), des musiciens et des dramaturges (Lully, Molière, Racine). Versailles est le théâtre de réjouissances sublimes : "Les plaisirs de l'Ile enchantée" en 1664 durent sept jours ; la nuit de juillet 1668 qui célèbre la victoire du roi en Flandre est féerique ; celle donnée en 1674 en l'honneur de la conquête de la Franche-Comté non moins enchanteresse. Rien ne manque au spectacle : agapes somptueuses, feux d'artifices, jets d'eau...
L'historiographe du roi André Félibien (1619-1695) évoque le château transformé en "palais de cristal bâti dans l'eau". Ce théoricien de la peinture relate dans Les fêtes de Versailles ces festivités avec un style qui va au-delà de la rhétorique louangeuse et s'apparente, selon Michel Jeanneret, éditeur et préfacier de ces textes, au "réalisme magique" : "Mille feux sortaient du milieu de l'eau qui, comme furieux et s'échappant d'un lieu où ils auraient été retenus par force, se répandaient de tous côtés. Une infinité d'autres feux sortant de la gueule des lézards, des crocodiles, des grenouilles et des autres animaux de bronze [...] semblaient aller secourir les premiers et, se jetant dans l'eau sous la figure de plusieurs serpents, tantôt séparément, tantôt joints ensemble par gros pelotons, lui faisaient une rude guerre."
C'est un univers fantastique et parfois inquiétant que Félibien dépeint là. Car si Versailles, avec ses jardins "à la française", est devenu l'étalon du goût classique, une espèce de baroque assagi par l'esprit de géométrie cartésien (vers les années 1680, le souci de perfection formelle l'emporte sur la fantaisie), ce fameux classicisme ne respire une sérénité qu'apparente, voire illusoire. Abordant aussi bien l'architecture que la littérature ou la philosophie, l'essai du même Jeanneret, Versailles, ordre et chaos, montre que tout se passe comme si, partout dans ce décor maîtrisé que sont le château et son parc, on eût voulu maintenir à distance les forces obscures d'un désordre primordial : "Sous la beauté du spectacle transparaît le combat de la culture contre la nature, de la civilisation contre la barbarie - une lutte victorieuse, mais fragile et de toujours recommencée." La langue policée et l'urbanité des moeurs du Grand Siècle masquent mal une vision pessimiste de l'homme : l'esprit est toujours la dupe du coeur (La Rochefoucauld), le moi est haïssable (Pascal), l'homme est un loup pour l'homme (Hobbes), etc.