"La folie qu'on appelle culture de notre temps." Ce sont les derniers mots de l'ultime texte de Léon Tolstoï (1828-1910). Il est consacré au suicide et à notre existence qu'il juge de plus en plus folle, avec des gens de plus en plus déboussolés. "Quand je dis que nous menons une vie insensée, totalement insensée, une vie de fou, ce ne sont pas là des mots, ce n'est ni une comparaison ni une exagération, mais l'affirmation toute simple de ce qui est."
Le grand auteur russe commence la rédaction de Du suicide en mars 1910, quelques mois seulement avant sa mort. Il raconte avoir visité deux hôpitaux psychiatriques pour matérialiser en quelque sorte cette idée de souffrance. Il veut donc parler de cette extrême tension de l'existence qui serait à ses yeux responsable de cette douleur implacable. Il lui donne le joli nom de "progrès".
"Nous menons une vie folle, contraire aux exigences premières et les plus simples du bon sens, mais il s'agit de la vie de tous ou de l'écrasante majorité des hommes, et nous ne faisons pas la distinction entre une vie folle et une vie raisonnable, nous considérons que notre vie folle est raisonnable."
L'écrivain alors consulté comme un sage mondialement respecté fait preuve d'une acuité extraordinaire, notamment dans sa vision d'une grande guerre européenne qui sera en fait mondiale. Quant à sa réflexion sur l'énervement, elle conserve un siècle plus tard toute sa force. Tout simplement parce qu'il la puise dans un humanisme sincère, lui, le grand esprit qui se désespère de voir les gens outragés par la brutalité d'une société qu'ils ont en partie contribué à construire.
Pour Tolstoï, les hommes sont "pris dans cette vaine agitation fébrile, dans cette précipitation, dans cette angoisse, dans cette tension provoquée par un travail ayant toujours comme but ce qui est inutile et de toute évidence nuisible".
Tolstoï l'anarchiste, Tolstoï l'anticlérical, Tolstoï le mage apparaît drapé de sa juste démesure dans ce court texte tiré de ses oeuvres complètes et inédit en français. On y admire l'énergie du vieil homme, la violence choisie des mots, la force du style finement rendu par Bernard Kreise, comme pour appuyer encore davantage sur le lecteur. Pas de doute, à ce moment-là Tolstoï qui reçoit des lettres quotidiennes sur l'envie de mourir et le sens qu'il faut donner à sa vie n'est pas en paix avec ce monde qu'il s'apprête à quitter. Il est en guerre et il le dit. Avec toute la véhémence dont il est capable.