"J’ai grandi malheureusement dans une époque barbare, les années 1960 et 1970", écrit Bi Feiyu. Né en 1964 dans une famille de "droitistes", de "nantis", ses parents étaient enseignants, et son père, un homme sévère, austère, taciturne, a été contraint par le Parti, durant la sinistre Révolution culturelle, de changer de nom et muté dans différents villages à travers le pays. Le petit Feiyu a donc connu une enfance non seulement misérable, quoique "digne", manquant de tout : nourriture, vêtements, meubles… Mais aussi erratique, au gré des affectations paternelles. Jamais le garçon ne se sentira chez lui quelque part, tentant de son mieux de se fondre dans la masse et le "nous" collectif, surtout quand il fera partie des petits Gardes rouges, cette machine à laver les cerveaux, nier l’individu, tuer l’individualité, l’originalité, la créativité. Il le regrette, et en subit toujours le traumatisme. "Aujourd’hui, à l’approche de mes cinquante ans (ce livre est paru en Chine en 2013), je ne crois pas en moi, je ne crois pas en l’homme." Phrase terrible. Mais tout cela est très chinois, et le pays en sort à peine, non sans séquelles et réflexes hérités de la dictature maoïste.
"La barbarie est ennemie de la beauté", dit encore, dans une maxime tellement d’actualité, Bi Feiyu, devenu écrivain alors que son père, passionné par les sciences et notamment la physique, aurait préféré qu’il choisisse une carrière scientifique. Plus "rentable", bien sûr. Il redoutait, de surcroît, que son fils, écrivant, ne soit à son tour considéré comme "droitiste", donc inquiété par le régime. Vis-à-vis de son propre fils, qu’il évoque à plusieurs reprises, avec tendresse et humour, et avec qui les rapports n’ont pas l’air d’être toujours simples, Feiyu s’est efforcé de ne pas reproduire le même genre de relation. Il est vrai que, en quelques décennies, les temps, en Chine, ont connu des bouleversements sans précédent.
Pour raconter son histoire, Bi Feiyu n’a pas choisi le récit autobiographique classique, il a préféré la thématique, consacrant des chapitres aux vêtements, à la nourriture, aux meubles, à la nature et aux animaux, si présents dans son enfance. Comme son ami Mo Yan, autre grand écrivain chinois à qui il rend hommage, il se considère comme un paysan, un parmi tant d’autres de ce "peuple de fourmis" dont il dépeint le quotidien, avec ces enfants qui "vivaient comme des bêtes". A l’heure de la mondialisation, de la globalisation, la Chine, pour Bi Feiyu, demeure "l’endurance de ses paysans", parce que "la civilisation chinoise vient de là". L’ancien petit garçon qui jouait à Don Quichotte sur le dos d’un buffle (d’Etat) nous le rappelle, dans un grand livre. Jean-Claude Perrier