Avant-critique Roman

Thibault Daelman, "L'entroubli" (Le Tripode)

Thibault Daelman - Photo OLIVIER DION

Thibault Daelman, "L'entroubli" (Le Tripode)

Rentrée littéraire

D'une plume aussi lucide que gracieuse, le primo-romancier Thibault Daelman retrace l'enfance et l'adolescence d'un garçon sensible dans une famille chaleureuse et dysfonctionnelle.

Parution 21 août

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Par Sean Rose
Créé le 18.06.2025 à 09h00

L'enfance du poète. La poésie, si elle est affaire de mots, est avant tout affaire de regard - une acuité d'observation particulière, une disposition aux êtres et aux choses. On contemple avec délice le miroitement du monde, on accueille avec grâce les vibrations du cœur, et, dans le même temps, la barque des sensations nous fait dériver ailleurs, loin des autres... On « s'entroublie » pour reprendre ce verbe du moyen français qu'utilisait François Villon dans ses lais et qui inspire à Thibault Daelman le titre de son roman.

Dans L'entroubli, le primo-romancier - et déjà écrivain - retrace le parcours d'un garçon sensible parmi sa fratrie nombreuse sous le regard aimant d'une mère omnipotente. On suit le narrateur, comme dans un classique roman d'apprentissage, de l'enfance à la majorité. Si ce n'est que le garçon qui dit « je » n'apprend rien qu'il ne sache déjà. Cette extralucidité du visionnaire poreux à ce qui l'entoure ne le rend pas moins solitaire. Le passage du temps ne fera que corroborer cette intuition première.

Au début, en ses tendres années à la petite école, avec Arthur, Edgar, Émile, ses frères dont il est proche en âge, tout se passe comme passe l'enfance, c'est l'insouciance malgré les soucis des grands (un foyer sans beaucoup d'argent, un père doux ivrogne). On est dans le jeu et la joie, les devoirs aussi, dont notre héros s'acquitte sans difficulté. Même si l'aîné, César, né d'un autre père et âgé de dix ans de plus qu'eux, les terrorise, et bien que les parents ne cessent de se disputer, le narrateur et ses frères vivent heureux. Ils traversent le chaos du quotidien sans traumatisme, forts d'un amour maternel jaloux. Le trauma pour le narrateur, ce sera plus tard, au collège. On l'y surnomme « le poète » à cause de ses « phrases », de son refus de se conformer au verlan de ses contemporains. L'adolescence est un calvaire. Douloureux est l'hiatus entre une âme trop grande et un corps mutant vous circonscrivant dans un genre : « Je suis passé du lyrisme au mutisme. À treize ans, aucun âge ne va plus. Je ne me sens pas d'être, encore moins d'être un homme. En dépit d'un visage trop long et trop fin, de ces cheveux et de ces petits seins qui lui poussent, mon corps n'est pas tout à fait androgyne. Mais non. Si mon corps a bien un sexe, pour ma part, je ne m'en connais aucun. » Voilà le narrateur confronté aux affres d'un désir sans destination : « Ma chair se dédie en va-et-vient à la chair qu'elle s'invente. [...] De cette liesse imaginaire, de ces innombrables coïts avec rien n'aboutit qu'un tressaillement dont je reviens chaque fois plus vain que jamais, reprenant mon souffle dans une criante absence d'osmose, un redoublement de solitude. »

La vie continue, chaotique. Dans cette famille chaleureuse et dysfonctionnelle, le père alcoolique parti un temps vivre seul revient invalide, rendu hémiplégique par un accident vasculaire cérébral, au dam de la mère maudissant sa conjugale croix... Tout l'art de Daelman tient à cette fluidité de plume sachant aller au plus près du sentiment, mais sans pathos ni rancœur, dépeignant avec candeur, faisant le deuil sans deuil. L'esprit d'enfance caractérise le poète. L'enfance, pas tant une période de la vie qu'une façon d'être dans la vie.

Thibault Daelman
L'entroubli
Le Tripode
Tirage: 7 000 ex.
Prix: 20 € ; 296 p.
ISBN: 9782370554642

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