« Littérature engagée »... cette expression aux accents sartriens s'est incarnée littérairement bien avant l'essai du philosophe existentialiste Qu'est- ce que la littérature ? De l'affaire Calas qui fit prendre sa plume à Voltaire pour rédiger son Traité sur la tolérance à la lettre ouverte de Zola « J'accuse... ! » contre l'inique condamnation du capitaine Dreyfus en passant par Voyage au Congo de Gide dépeignant la brutalité du système colonial... Les mots des écrivains servent une cause qui dépasse les mots mêmes. Anticolonialisme, résistance aux totalitarismes, dénonciation des injustices sociales, égalité des sexes... Si les auteurs s'engagent le plus souvent à travers les essais, le roman n'a pas moins été le truchement des causes qu'ils défendent. Tels les romans de Sylvie Germain, où se devinent les convictions de l'autrice d'À la table des hommes - sacralité du vivant, intime solidarité entre l'humain et l'animal. En cette rentrée, Carole Martinez, dans Dors ton sommeil de brute (Gallimard), imagine une femme ayant fui le foyer qui entend chaque nuit un effroyable cri s'exprimant collectivement à travers les cauchemars de tous les enfants dans la ville. Comment ne pas y lire une fable sur l'urgence climatique et l'angoisse étreignant celles qui donnent la vie dans un monde en péril... La fiction contemporaine s'empare depuis quelques années de sujets qui ont émergé dans le contexte de #MeToo ou sur fond de crise climatique. La mondialisation, une société plus métissée, plus fluide, la fin des grands récits mais aussi la résurgence, par réaction, des spectres du nationalisme, inspirent écrivaines et écrivains qui, à travers des histoires vécues ou des récits fictifs, témoignent de la réalité. Mais on atteste aujourd'hui, semble-t-il, une seconde phase qui dépasse la pure littérature de dénonciation. Le non-binaire ne concerne plus uniquement le genre mais aussi le domaine des lettres, où du reste les genres littéraires eux-mêmes tendent à se mêler. Face aux mutations nouvelles, aux statues du commandeur déboulonnées, le romancier subtil, l'autrice clairvoyante n'entendent pas toujours faire œuvre d'illustration d'un nouveau catéchisme. Il ne s'agit plus d'être un « Persan », c'est-à-dire d'être l'étranger ou l'exclu, l'Autre, qui regarde et pointe des systèmes mal déconstruits pour déployer un vrai regard critique. Un certain retour sur soi-même confronté à ses propres biais, vigilant vis-à-vis d'anathèmes épidermiques... L'incarne superbement le roman d'Abdellah Taïa, Le bastion des larmes (Julliard), qui évoque à la fois le gynécée des sœurs au sein duquel il a grandi et son homosexualité dans un Maroc de la débrouille, aux prises avec les inégalités sociales, les dogmes de la religion, le patriarcat ancestral... C'est violent (les viols, les forfaitures sont monnaie courante) et tendre à la fois (moments de joie partagés devant les films égyptiens, caresses prohibées salvatrices), mais jamais l'écrivain franco-marocain ne condamne. Néanmoins, la douleur ici n'est pas aigre et son regard enveloppe d'une étonnante mansuétude des années de grande dureté. 

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Des membres du book bloc brandissent des couvertures de livre en guise d'affiche pendant les manifestations contre la réforme des retraites en mars 2023.- Photo OLIVIER DION

Pareillement, dans L'extase, premier roman de Monia Aljalis (Seuil), l'héroïne Leyla erre une journée entière dans la ville en quête de plaisir sensuel, tiraillée entre sa liberté de femme et la tradition arabo-musulmane, pudique pour ne pas dire culpabilisante pour le « deuxième sexe », dans laquelle elle a été élevée. Poétique incantation d'un voyage au bout de la nuit du désir, suspendu, sans jugement tranché, tel un flottement entre les eaux du fantasme et de la réalité... Toujours au Seuil, dans son premier roman Le bleu n'abîme pas, Anouk Schavelzon interroge le regard masculin et tente de déjouer les fantasmes des hommes sur son corps métisse. Alors que chez Stock, Daphné Tamage dans Le retour de Saturne passe carrément un mois à les éviter.

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Dans le book bloc pendant les manifestations contre la réforme des retraites en mars 2023.- Photo OLIVIER DION

Des larmes aux rires

À la rentrée d'août-septembre, on note le retour d'Aurélien Bellanger qui publie au Seuil Les derniers jours du Parti socialiste. Si le titre peut fleurer le roman à thèse, l'analyse de la déconfiture de la social-démocratie n'a pas ni le ton du réquisitoire ni celui du manifeste. L'auteur de La théorie de l'information (Gallimard, 2012), comme un digne héritier de Michel Houellebecq (première période, à savoir les particules identitaires en moins), se fait ici topographe d'un territoire politique en déshérence. L'intrigue se déroule dans le climat sécuritaire qu'entretiennent certains politiques à la suite d'attentats islamistes en réaction à la publication de caricatures... Bellanger nous fait tourner les pages au moyen d'un trio machiavélique (deux philosophes mégalos et sans scrupules, et un membre du PS de seconde division se sentant investi de la mission de sauver la République) qui ourdissent un plan pour renverser la table. 

Last but not least, Nous sommes immortelles (Anne Carrière), deuxième roman de Pierre Darkanian, réussit avec brio une critique de la post-critique, c'est-à-dire en s'amusant des limites de la déconstruction. Son tour de force et son originalité consistent à injecter de la satire et du fantastique dans une fiction sur l'écoféminisme. Les personnages principaux sont une mère et sa fille, toutes deux de véritables sorcières, et habitantes du quartier de la Goutte-d'Or à Paris, visage d'une France créolisée et contemporaine. L'auteur du Rapport chinois, qui tournait en dérision l'entropie dans les grandes entreprises écrasées par d'ineptes organigrammes et des armées de consultants, retrace la généalogie du combat des femmes, de Vincennes à la Californie, de la militance lesbienne des années 1970 aux sectes les plus radicales outre--Atlantique dévoyant la French Theory... Avec la drôlerie caustique d'un Swift, et sans aigreur anti-woke, Darkanian dépeint les dérives possibles du -dogmatisme quel qu'il soit et prouve que le rire est le propre de l'homme et de la femme. S. R.

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