C'est arrivé un jour de match. La dernière fois que Lucia a vu sa fille Bianca, elle portait les couleurs du Barça et partait rejoindre ses amies du club de foot. La dernière fois qu'elle a entendu sa voix, c'était au téléphone : « Rassemble vite l'argent maman, sinon ils vont me tuer. » Victime parmi tant d'autres, Bianca est enlevée par un gang des cartels, dans un pays dont le nom n'est pas écrit mais que l'on devine être le Mexique. Un pays que Lucia regrette de ne pas avoir quitté et dont elle découvre, avec l'enlèvement de sa fille, la corruption endémique. « Il faut qu'elle soit portée disparue depuis plus de soixante-douze heures pour pouvoir déposer plainte, te dit un flic au commissariat », règle absurde privant les victimes du peu de chances d'être retrouvées vivantes. Face à l'inertie de la police, à l'impuissance de la justice, et pressentant que sa fille est morte malgré la rançon versée, Lucia rejoint un collectif de femmes qui, inlassablement, sondent ces « terres voraces » donnant son titre au roman, à la recherche d'un proche disparu. « Parfois la terre est muette, d'autre fois elle semble te parler. Un sentier déblayé, des traces de pneus, la végétation souillée, des déchets, ou un arbre qui te dit : c'est ici, elle est ici, creuse ! »
L'espoir renaît quand, touché par le désespoir de Lucia, la star du football Lionel Messi décide de mettre en lumière le combat incarné malgré elle par cette mère courage. Mais dans un pays où la loi du plus corrompu l'emporte, le coup de pouce se transforme en coup de grâce. Ce qui ne devait être qu'un énième match tourne à la tragédie, qui illustre l'insignifiance révoltante à laquelle une vie humaine peut, dans une zone de non-droit, se résumer.
Journaliste et témoin de ces injustices, Sylvain Estibal se fait le porte-voix d'une violence difficile à mesurer sous nos latitudes privilégiées, violence dont il n'épargne rien à son lecteur mais qu'il contextualise : « Tout cela s'est passé dans le monde qui est le tien. [...] Les pauvres ont pratiqué la surenchère de l'horreur, ils ont voulu impressionner leurs rivaux, et s'impressionner peut-être eux-mêmes, montrer qu'ils existaient, qu'ils échappaient au destin de misère qu'on leur promettait, et qu'ils étaient bien vivants dans ce monde, puisqu'ils étaient terribles et violents, puisqu'ils s'affranchissaient de toute humanité. » Digne et respectant un équilibre pour le moins complexe entre fiction et brutalité du réel, Terres voraces s'érige en barricade contre l'oubli, contre l'injustice, contre tout ce qu'on ne veut pas voir et qui profite ainsi de notre cécité volontaire.
Sylvain Estibal
Terres voraces
Actes Sud
Tirage: 6 000 ex.
Prix: 16,80 € ; 176 p.
ISBN: 9782330160845