Prendre le large, pour toujours. À chaque course en solitaire à la voile, le néophyte bien ancré sur le plancher des vaches s'interroge : à quoi rime de faire le tour du globe par des océans franchement hostiles ? Le défi humain, peut-être, doublé d'une validation d'innovations technologiques. Pourquoi pas, mais la quête individuelle demeure mystérieuse. Et si la réponse figurait dans les yeux et les mots des pionniers ? Et notamment, ceux de Bernard Moitessier (1925-1994), écrivain navigateur atypique, qui partit faire le tour du monde en solitaire, sans escale ni radio, en 1968.
Cette « longue route », du titre de l'ouvrage qu'il publia en 1971, Bernard Moitessier l'a vécue comme une expérience humaine totale, et non comme une course, ainsi que l'avait mise en scène le Sunday Times, sponsor de l'événement. Avec Joshua, son fier voilier à coque rouge, Bernard Moitessier a dialogué avec les dauphins, ri sous les étoiles, écouté les murmures de la houle. Il ne donnait de ses nouvelles que par bribes, quand il croisait un navire capable de transmettre ses colis de textes et de pellicules.
Avec humilité, Stéphane Melchior s'empare des mots du navigateur (accrochez-vous bien à l'hiloire et au bout-dehors, jusqu'au nécessaire glossaire final !) pour conter le périple que ce dernier fit tout pour prolonger... et ne pas terminer. Le scénariste - adaptateur habile des Royaumes du Nord et de La tour des anges de Philip Pullman (avec Clément Oubrerie puis Thomas Gilbert, Gallimard, 2014-2021) ou de Gatsby le magnifique de Francis Scott Fitzgerald (avec Benjamin Bachelier, Gallimard, 2013) - brosse le portrait d'un homme complexe et torturé, qui ne trouve la plénitude que face à la mer et la nature sauvage, même si la compagnie de ses congénères vient parfois à lui manquer. Mais pas celle d'un monde moderne qui le révulse. « Dieu que je suis bien ici, pas pressé de rentrer », susurre-t-il après avoir été témoin d'une catastrophe écologique... Délaissant le spectaculaire pour l'introspectif - mais jamais ennuyeux -, le dessinateur Younn Locard (Révolution t.1 et 2, avec Florent Grouazel, Actes Sud, 2019 et 2023) multiplie les compositions inventives, pour faire vibrer son trait comme des drisses sous les alizés, dans des planches qui sentent bon le sel et la liberté. Alors, au bout de ces plus de trois cents pages d'épopée maritime, on comprend un peu mieux ces fous flottants et leur besoin de se réfugier là où demeure, encore un peu, la beauté d'une planète malade de ses humains.
La longue route
Gallimard
Tirage: 14 000 ex.
Prix: 29 € ; 344 p.
ISBN: 9782075140225