es histoires de l’arroseur arrosé font toujours sourire. Celle-ci est particulièrement cocasse. En 1998, Alain Minc fait paraître, chez Gallimard, un ouvrage intitulé Au nom de la loi, dans lequel il explique qu’il n’est "ni mis en examen, ni juge d’instruction, ni magistrat du siège, ni procureur, ni avocat, ni professeur de droit, ni plaideur, ni juriste, ni légiste…", ce qui ne l’a pas dissuadé de vouloir donner son sentiment "de citoyen" sur ce qu’il dénonce comme l’irrésistible ascension du droit et le triomphe croissant de l’appareil judiciaire.
Trois ans plus tard, en novembre 2001, il se retrouve justiciable et même condamné pour plagiat par le tribunal de grande instance de Paris qui a jugé que son nouveau livre, Spinoza, un roman juif, est "la contrefaçon partielle" de l’ouvrage Spinoza, le masque de la sagesse de l’universitaire Patrick Rödel. Vraie candeur, ou suprême rouerie, Alain Minc prétendra dans son Journal (1) qu’il ignorait tout de la jurisprudence en la matière…
Les affaires de plagiat sont aussi anciennes que l’écriture elle-même. A l’origine, en droit latin, le mot plagiarius désignait soit un voleur d’esclaves, soit quelqu’un qui vendait comme esclave un homme libre. Le terme s’est ensuite étendu aux voleurs d’enfants, et c’est le poète Martial (au Ier siècle de notre ère) qui l’emploie pour la première fois dans le sens que nous lui donnons aujourd’hui, celui de "voleur de mots" - Martial devait sans doute considérer que ses vers étaient ses enfants !
Mais il y a évidemment emprunt et plagiat. L’histoire littéraire peut s’appréhender comme un long palimpseste éternellement recopié et enrichi par de nouvelles générations d’auteurs. La Fontaine a "emprunté" à Esope les sujets de la plupart de ses fables, mais l’apport de La Fontaine était si personnel et novateur que personne ne songerait à le qualifier de plagiaire. "La vérité est que les situations sont à tout le monde", écrira Anatole France, dans une chronique intitulée "Apologie du plagiat" parue dans Le Temps du 4 janvier 1891 et à l’occasion de laquelle il prenait fait et cause pour Alphonse Daudet, accusé de plagiat par un obscur plumitif.
Un Spinoza qui détonne
Ce que, près d’un siècle plus tard, le professeur Henri Desbois transcrira, pour son ouvrage de référence sur Le droit d’auteur en France (2), par une formule magistrale, appelée à fonder, depuis, toute notre jurisprudence : "Les idées sont de libre parcours." En d’autres termes, le droit d’auteur ne protège pas l’idée, mais son expression formelle. Dit encore autrement, la propriété littéraire (et artistique) ne protège pas les concepts, mais seulement la forme originale sous laquelle ils sont exprimés.
Pour Alain Minc, tout commence en novembre 1999 par la publication, chez Gallimard, de ce Spinoza, un roman juif. Né en 1949, Alain Minc est un homme d’affaires doublé d’un essayiste, dont la carrière éditoriale a débuté dès 1982 avec L’après-crise est commencé, paru chez Gallimard. Depuis, il a donné pratiquement un livre par an, se partageant principalement entre Gallimard et Grasset, avec parfois quelques infidélités au Seuil ou chez Plon.
Son Spinoza détonne : le voilà qui s’aventure sur le terrain de la philosophie. Patrick Rödel, un universitaire grenoblois, ancien normalien et agrégé de philosophie, qui a consacré à Spinoza une biographie "romancée" parue chez Climats en 1997, a donc, logiquement, la curiosité de jeter un œil au travail d’Alain Minc. Surprise : il ne tarde pas à repérer des extraits de son propre texte : "Au début, cela m’a fait sourire et j’ai trouvé le péché véniel ; au bout du vingt-septième passage emprunté, je me suis lassé" (3). Au trente-sixième extrait, il prend sa plume, le 14 décembre 1999, pour écrire à l’auteur (avec copie à l’éditeur) toute sa colère : "J’ai travaillé sur Spinoza assez longtemps pour reconnaître parfaitement les textes que vous avez utilisés sans vergogne et savoir que votre apport personnel se réduit à quelques anachronismes et quelques jugements sur Spinoza qui feront rire dans les chaumières spinozistes, même s’ils vous vaudront quelques compliments de salonnards ignorants ou d’amis complaisants. […] Je me réserve, bien sûr, le droit de donner à cette affaire toutes les suites et tout le retentissement qu’elle mérite."
Alain Minc le prend de haut : "Vous me permettrez de penser qu’un militant spinoziste comme vous aurait dû se réjouir de voir l’amateur éclairé que je suis contribuer à davantage remettre Spinoza au cœur de l’actualité que n’y parviennent malheureusement les spécialistes les plus respectables", répond-il, le 30 décembre, à Patrick Rödel (4). De fait, l’ouvrage de Patrick Rödel s’est vendu à 800 exemplaires en deux ans. C’est sans doute à peine plus que ce qu’Alain Minc a dû envoyer comme services de presse. Du reste, Gallimard fait bloc avec son auteur. Patrick Rödel met alors sa menace à exécution et assigne en justice. Le procès a lieu en octobre 2001.
Puisque "les idées sont de libre parcours", comme le rappellera encore le tribunal, nul ne pouvait reprocher à Alain Minc d’avoir relaté les principaux épisodes de la vie de Spinoza selon un canevas chronologique proche de celui de Patrick Rödel. En revanche, les juges ont relevé nombre d’anecdotes recopiées avec les mêmes détails et surtout dans les mêmes termes que dans l’ouvrage de Patrick Rödel.
Confiture de pétales de roses rouges
Un extrait est notamment passé à la postérité, c’est bien sûr celui de la "confiture de roses". Dans son "vagabondage" romancé, Patrick Rödel imagine une lettre envoyée à Spinoza par l’un de ses amis médecins et dans laquelle il lui donne la recette d’une confiture de pétales de roses rouges supposée le guérir de ses maux de ventre. La lettre est reproduite à l’identique dans l’ouvrage d’Alain Minc.
Pareille bévue a grandement facilité le travail des juges, qui ne pouvaient que conclure, sans la moindre hésitation, à la contrefaçon. Mais, dans leur jugement rendu le 28 novembre 2001, ils n’épargnaient pas non plus l’éditeur qui "en tant que professionnel averti de l’édition ne pouvait manquer sinon de vérifier, du moins de s’inquiéter auprès de son auteur de l’importance des emprunts faits, sans guillemets, à la biographie contrefaite, citée dans l’ouvrage incriminé. De plus, il aurait dû tenir compte du fait que l’auteur de l’ouvrage litigieux, connu comme économiste, ne se posait nullement en spécialiste de Spinoza dont il entendait faire la biographie."
Alain Minc et Gallimard furent condamnés in solidum à payer à Patrick Rödel la somme de 100 000 francs (environ 15 000 euros) à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral. Mais, circonstance rare, l’éditeur qui, au cours de la procédure, n’avait pu que constater l’ampleur des dégâts, s’était désolidarisé de son auteur et s’était même retourné contre lui : puisque Alain Minc leur avait présenté comme un texte original un livre plagié, Gallimard avait demandé et obtenu du tribunal, à titre subsidiaire, d’être garanti par Alain Minc de toute condamnation prononcée à son encontre - en clair, c’est Alain Minc qui, seul, a payé les 100 000 francs.
Quand bien même il serait condamné par un tribunal, nul ne saurait jeter la pierre à un plagiaire surpris une seule fois le doigt dans le pot de confiture. Mais Alain Minc ne s’est pas arrêté là.
En mars 2013, il publiait chez Grasset (son seul éditeur, désormais) L’homme aux deux visages, un ouvrage consacré aux "itinéraires croisés" de Jean Moulin (le résistant) et de René Bousquet (le collabo). Stupeur de Pascale Froment, auteure d’une biographie de référence sur René Bousquet (Stock puis Fayard), qui reconnaît chez Minc, comme Patrick Rödel naguère, les nombreux emprunts à son texte.
Justice expéditive
Cette fois-ci, la justice fut nettement plus expéditive. Après une audience en référé le 20 juin 2013, le président du tribunal de grande instance de Paris a condamné, le 2 juillet suivant, Alain Minc à des dommages et intérêts au bénéfice de Pascale Froment et ordonné à l’éditeur de retirer tous les exemplaires de la vente pour ne les réintroduire qu’avec un encart résumant la décision de justice.
Interrogé le 13 juin par Le Figaro sur cette nouvelle affaire, Alain Minc prétextait, en termes à peine voilés, l’acharnement judiciaire : "Sur Spinoza, j’ai fait une faute de jeunesse tardive que je reconnais pleinement, mais là, je m’estime en grande partie injustement mis en cause." Comme ironisera Grégoire Leménager dans Le Nouvel Observateur du 5 juillet 2013 : "Alain Minc a su rester très jeune."
(1) Le fracas du monde. Journal de l’année 2001, Seuil, 2002.
(2) Dalloz, 3e édition, 1978.
(3) Rapporté par L’Express du 1er novembre 2002.
(4) Cité par le journaliste Laurent Mauduit, dans son ouvrage très décapant consacré à Alain Minc (Petits conseils, Stock, 2007).