Deux enfants qui s'aiment. S'il est une chose dont on ne saurait faire reproche à Sarah Chiche dans sa pratique d'écriture, c'est de manquer d'audace. Depuis le sublime diptyque romanesque constitué par Les enténébrés et Saturne (Seuil, 2019 et 2020), plongée au cœur de la nuit blanchotienne de l'amour et du monde désert, on sait la romancière tutoyer sans peur et sans reproche les gouffres et se tenir vaillamment au plus près du danger. Cette bravoure, c'est aussi celle qui innerve son nouveau roman. Le titre déjà, verbe à l'infinitif autant qu'impératif et discours de la méthode : Aimer. Rien que ça, qui n'est bien entendu pas rien, qui est en somme le tout de la -littérature. Écrire Aimer et avoir la folle ambition de tout en dire le temps d'un soupir, d'une vie, d'un livre.
Mais encore ? Commençons par le commencement. La Suisse, les années 1980, une enfance en clair-obscur où, déjà, passé le pont se rencontrent les fantômes. Margaux a 9 ans lorsque, lors d'une réception mondaine, elle se jette dans les eaux du lac Léman. Pour son camarade de classe Alexis (dont le père sauve l'enfant de la noyade), ce sera quelque chose comme une scène initiale. Et puis la vie, et puis les départs. -Margaux disparaît sans crier gare, Alexis reste et finira par partir lui aussi. Les années passent, ils ne se revoient pas. Alexis fait un beau mariage, de beaux enfants, part vivre à New York, exerçant ses redoutables talents pour des fonds d'investissement et des géants de l'industrie pharmaceutique. Il en reviendra presque ruiné, seul, lanceur d'alerte, conscience morale pour des médias en quête de vertu publique, ne fréquentant plus guère que son père en proie désormais à une maladie neurodégénérative. Les ombres de l'enfance difficilement dissipées, Margaux, après un divorce et la naissance d'une fille, s'est réinventée en romancière, célibataire et pas nécessairement fâchée de l'être. Pourtant, puisque parfois la vie peut prendre les atours d'une comédie romantique, les deux, quarante ans après le saut dans le vide de la petite fille, vont se retrouver, se reconnaître, s'aimer peut-être. Pas le plus facile dès lors qu'il convient de « se tenir à distance des mots, comme un pyromane repenti qui, fasciné par les flammes qu'il refuse d'allumer, préfère geler lentement dans l'hiver de son silence plutôt que de risquer l'incendie d'un "je t'aime" ».
Le lecteur d'Aimer ne peut qu'être saisi face à la vaste ambition romanesque du livre. Sarah Chiche s'éloigne de son magnifique jardin familier de nuit et de transfiguration pour s'aventurer dans les allées d'un grand récit générationnel. Ce faisant, elle démontre toute l'étendue de son talent. Ainsi, les pages admirables consacrées à New York n'ont rien à envier à celles de Jay-McInerney dans sa trilogie new-yorkaise. On ne l'attendait pas là, on l'y découvre parfaitement à sa place. Pour le reste, l'histoire de ces deux enfants qui s'aiment et ont tant de mal à se l'avouer, la romancière se tient comme à l'intersection de Duras et Sagan... Cela laisse de la place. Une place superbe et tout de même solitaire.
Aimer
Julliard
Tirage: 15 000 ex.
Prix: 22,50 € ; 384 p.
ISBN: 9782260056843