En Autriche, Thomas Bernhard est l’archétype du Nestbeschmu- tzer, du «souilleur de nid». Plus crûment, Bernhard, c’est l’écrivain qui conchie son pays. Ses compatriotes ? Des petits-bourgeois, tour à tour catholiques et nazis, voire les deux en même temps. Sa ville ? Derrière la joliesse des façades, une débilitante étroitesse d’esprit : «Salzbourg : tant de stupidité est un crime !» Si Thomas Bernhard, considéré comme le plus grand auteur autrichien de l’après-guerre, peut avoir en commun avec les autres locataires du panthéon littéraire de la région le pessimisme fin de siècle, il n’en partage pas la neurasthénie. Le romancier, dramaturge et poète, né aux Pays-Bas en 1931 et mort à Gmunden en Haute-Autriche en 1989, est d’une mordacité féroce. Son style incisif, faisant mouche et composé de truculentes incises, n’a guère d’équivalent pour la tonicité. Contre la bêtise, autrement dit cette molle acceptation des évidences, Thomas Bernhard s’emporte. Nul n’est épargné, pas de statues qu’il ne déboulonne ni de contemporains qu’il n’égratigne - Elias Canetti ? «Sorte de Kant au rabais et de Schopenhauer à la petite semaine.» Ses détestations sont à l’aune de la passion qu’il porte pour l’écriture qui le détourne du suicide («je remplis le vide avec des phrases») et ses héros : Montaigne, Lorca, Whitman, Rimbaud, Artaud… Alors, lorsque des textes introuvables ou inédits de Thomas Bernhard paraissent, il y a toujours de quoi se réjouir.
Sous le titre Goethe se mheurt - non, ce n’est pas une coquille, mais la traduction de l’emphase ironique de l’original allemand - sont réunis quatre récits dont la nouvelle éponyme : une mise en scène des derniers jours du géant des lettres germaniques. Goethe avec son «déballage» a leurré ses épigones et tout un peuple. «Ils sont tous tombés dans le piège de mon Faust», avoue le «tétanisateur de la littérature allemande». Et d’ajouter : «J’y ai mis un peu de tout, mais en rien je n’ai été véritablement supérieur. […] Voilà la façon dont j’ai mystifié les Allemands, qui certes ne demandent qu’à l’être, mais à quelle échelle tout de même.» Sur son lit de mort, Goethe attend le seul qu’il admire - Wittgenstein, qui ne viendra pas -, et expire avec une ultime mystification. Ses dernières paroles ne sont pas «Mehr licht !» mais «Mehr nicht !», non pas «Clarté grandiose !» mais «J’en ai ma dose !».
Pour compléter cet antidote à ces temps de bien-pensance morose, Sur les traces de la vérité déploie toute l’énergie de la colère de Bernhard à travers un florilège de discours, correspondance et entretiens. L’auteur de Perturbations y vitupère les «écrivains fonctionnarisés», «les salonards socialistes à la retraite», le Festival de Salzbourg (on ne fait rien de bon «à partir de la crème Chantilly»), les critiques («pour la prochaine critique […] faire directement appel à un chimpanzé ou singe hurleur»), le public («comme un mur contre lequel je dois me battre»). De toute façon, «comme tout est impossible en raison de la mort», pour rendre les choses supportables, agir toujours cum grano salis, avec le sel de l’humour : «Voir l’atroce réalité sous l’angle de la comédie et non de la tragédie», la seule issue.
Sean J. Rose