Série d'été 2024

[Rentrée littéraire 2/5] Pierre Darkanian, les sorcières bien-aimées

Pierre Darkanian - Photo Abigail Auperin

[Rentrée littéraire 2/5] Pierre Darkanian, les sorcières bien-aimées

À travers son deuxième roman Nous sommes immortelles, Pierre Darkanian revient avec toujours autant d’humour sur l’époque en mettant en scène dans le quartier populaire de la Goutte d’or une mère et une fille, féministes et véritablement sorcières.

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Par Sean Rose
Créé le 18.07.2024 à 16h44

Livres Hebdo : Après une satire sur les consultants et les bullshit jobs, vous signez un deuxième roman sur des sorcières. D’où vient cette idée ?

Pierre Darkanian : Quand j’avais une vingtaine d’années je souffrais d’un symptôme qui s’appelle le syndrome de la vieille sorcière. Lors de l’endormissement ou le matin, au moment du sommeil paradoxal, j’avais des hallucinations, je voyais une forme arriver dans ma chambre. C’est médicalement prouvé : l’esprit se réveille avant le corps. On est paralysé mais comme on est conscient, le cerveau panique et invente une présence qui veut nous étouffer, ce qui est assez terrorisant. Sachant ce qu’il ne s’agit que d’un trouble du sommeil, je l’ai apprivoisé et n’ai plus peur quand cela m’arrive. Mon rapport à la sorcière vient de ce syndrome. Quand la sorcière est revenue à la mode avec le néo-féminisme, je me suis dit que cette figure était une bonne manière de parler de notre époque.

On a ici affaire à un duo mère-fille, un peu comme dans la série américaine des années 1960 Ma sorcière bien-aimée. On pense encore à la sitcom britannique Absolutely Fabulous pour le conflit de générations…

Avec une mère et une fille qui s’adorent et ne se cessent pas de se chamailler, on a une dynamique. Elles représentent chacune les deux facettes du féminisme qui a évolué selon les époques. Janis la fille est paradoxalement plutôt réac et n’achète pas le discours du féminisme contemporain qu’elle trouve lénifient. La mère Jeanne, féministe historique qui a étudié à Vincennes, est allée aux États-Unis à l’époque du Flower power et s’est aujourd’hui convertie à l’écoféminisme. Le but du livre est de montrer l’évolution de Janis à travers le personnage de sa mère, car la véritable héroïne du roman n’est pas Janis mais sa mère.

Un portrait en creux de cette femme qui disparaît du quartier de la Goutte d’or où elles habitent… Ce roman est une enquête.

Tout à fait, une enquête sur Jeanne et son époque, puisqu’on va remonter dans son passé : de son enfance à la Goutte d’or dans les années 1960 à son parcours militant dans les années 1970 et plus tard. Je retrace ainsi l’épopée du féminisme, en même temps que je fais une plongée dans l’histoire de ce quartier populaire et cosmopolite du XVIIIe arrondissement de Paris.

Goutte d'or et psycho-géographie

La Goutte d’or est également une façon d’aborder la guerre d’Algérie.…

Ce quartier a été marqué dans sa chair par ce conflit. D’ailleurs s’y est déroulé un affrontement sanglant entre Algériens même : ceux qui étaient pour l’indépendance et du côté du FLN et ceux, les harkis, dits les calots bleus, qui étaient du côté français.

Mais pourquoi ce quartier qu’on ne relie pas forcément au féminisme ?

Encore une fois c’est très personnel. J’y ai emménagé en 2020 et n’avais toujours pas trouvé d’éditeur pour mon premier roman. Alors j’ai commencé à prendre des notes sur ce quartier qui me fascinait, où on est à la fois dans Paris et ailleurs. J’avais lu L’assommoir de Zola qui s’y passe et je me faisais la réflexion : c’est drôle, un quartier ouvrier comme ça pourrait ne jamais changer. Même si les visages ont changé, que l’endroit s’est gentrifié à la marge… Je suis un grand fan d’Alan Moore et de son roman Jérusalem, j’adore la psycho-géographie, alors je me suis renseigné sur la façon dont la Goutte d’or est née. L’école en face de chez moi a été bâtie sur un ancien cimetière… Avec la sorcière qui émergeait à nouveau comme figure féministe, j’avais tous les ingrédients de mon histoire.

Avec votre esprit mordant, vous enfoncez un coin dans des vues écoféministes extrêmes (comme l’éradication des hommes), importées des campus américains ?

J’aime les personnages très ancrés dans leurs certitudes. Janis qui peut être critique de l’écoféminisme l’est aussi parce qu’en tant que sorcière elle se sent dépossédée d’elle-même par des féministes qui se revendiquent de cette figure. Elle se sent en quelque sorte victime d’appropriation culturelle. Mais cela reste de l’humour. Je suis un optimiste. Même dans le radicalisme, féministe ou autre, il y a toujours quelque chose de bon qui en sort.

Pierre Darkanian, Nous sommes immortelles, Éditions Anne Carrière, 478 p., 22,90 €

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