Enjeux du droit

Quelle liberté pour les éditeurs de contenus ?

Pavel Durov, patron de Telegram, a été arrêté en France le 24 août 2024 - Photo Jaap Arriens - NurPhoto - AFP

Quelle liberté pour les éditeurs de contenus ?

Deux affaires largement médiatisées, l’arrestation de Pavel Durov, fondateur de la messagerie Telegram, et la fermeture du réseau social X au Brésil, posent la question de la responsabilité des « éditeurs » de contenus virtuels. La liberté, pour quoi faire ? s’interroge notre chroniqueur, reprenant la célèbre formule de Georges Bernanos.

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Par Alexandre Duval-Stalla
Créé le 03.09.2024 à 11h52 ,
Mis à jour le 05.09.2024 à 12h49

Le 26 août 2024, Pavel Durov, le patron de la messagerie sécurisée Telegram, est arrêté au pied de son jet au Bourget. Le 30 août suivant, un juge du tribunal suprême fédéral ordonne la fermeture « immédiate, complète et intégrale » du réseau social X (anciennement Twitter) d’Elon Musk au Brésil. Ces deux évènements avaient été précédés de nombreuses et répétées demandes judiciaires de coopération dans des affaires délictuelles et criminelles.

Les deux patrons se font les champions de la liberté d’expression, s’affirment libertariens et considèrent qu’aucune limite ne doit s’imposer à eux et à leurs activités. Ils fascinent les politiques qui les reçoivent en grande pompe dans les bâtiments officiels, éblouis par tant de richesse et de puissance. En réalité, ils ressemblent plus aux méchants mégalomanes des James Bond qui ont ce rêve aussi puéril que mortifère de dominer le monde qu'à des militants des droits de l’homme. À l’image de Pavel Durov sur son compte Instagram, ils s’aiment trop pour aimer les autres. De ces évènements, trois leçons sont à retenir.

« La liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » (article 4 de la DDHC)

La première est qu’aucune liberté n’est absolue. Dans toute société, elle est encadrée par des limites destinées à protéger l'ordre public, les droits d'autrui et les valeurs collectives. À cet égard, le discours libertarien, caché sous le masque de la liberté et de la lutte contre la censure, n’est en réalité que celui de la domination par la violence et la force qu’illustre le soutien sans faille d’Elon Musk à Donald Trump, aux suprémacistes blancs ou à l’extrême droite dans de nombreux pays.

En effet, la liberté d'expression est très heureusement limitée pour prévenir les discours de haine, la diffamation, l'incitation à la violence ou à la discrimination et la diffusion de fausses informations pouvant causer des dommages publics. Ce qui se cache derrière, c’est surtout la volonté de dominer, d’influencer et de manipuler des opinions publiques sensibles aux discours populistes fondés sur la peur pour mieux les asservir à leurs produits et leurs desseins ; tout en noyant l’information objective, critique et indépendante pour mieux la décrédibiliser.

Il faut néanmoins toujours être extrêmement prudent avant de limiter des libertés publiques. Car ces mêmes limites dans des régimes autoritaires sont également utilisées à des fins dévoyées. Ainsi, certaines dispositions prises récemment permettant d’assigner à résidence des militants écologistes, assimilés à des terroristes, posent bien évidemment question. La frontière est toujours mince entre l’État de droit et l’État de violences. Et la boussole reste la vérité, comme le rappelait Jan Patočka, philosophe tchèque dissident et spécialiste d’Aristote, qui paya de sa vie son aspiration à une vraie liberté : « La liberté véritable n’est pas la simple absence de contraintes extérieures, mais une responsabilité éthique pour la vérité, une reconnaissance que vivre dans la vérité est essentiel pour une vie humaine authentique. »

Loin des fake news et des instrumentalisations. Pour qu’effectivement, ne soit pas écrit sur nos écrans comme dans 1984 de George Orwell : « Guerre est paix – Liberté est servitude – Ignorance est puissance ».

« Avec un grand pouvoir vient une grande responsabilité »

La deuxième est que la liberté est toujours une responsabilité. À cet égard, les responsabilités des opérateurs de communication sont vastes et couvrent un large éventail de domaines, allant de la conformité juridique à la protection des données, à la sécurité, et à la responsabilité sociale. Dans un monde de plus en plus interconnecté, ces responsabilités sont cruciales pour assurer la protection des droits des utilisateurs, la sécurité des réseaux et le respect des lois, tout en soutenant la liberté d'expression et l'accès équitable à l'information.

Tim Berners-Lee, l'inventeur du Web, a depuis longtemps souligné l'importance de la responsabilité éthique et sociale des acteurs de l'Internet : « Avec un grand pouvoir vient une grande responsabilité. Les entreprises qui fournissent des services de communication ont la responsabilité de protéger la vie privée des utilisateurs, de garantir l'accès équitable à l'information et de respecter les droits de l'homme. » Par ailleurs, ces réseaux ne sauraient couvrir des activités criminelles sous de vains prétextes. Ainsi, les quatre grands opérateurs français de téléphone (Orange, Bouygues, SFR et Free) répondent quotidiennement à des réquisitions judiciaires pour tracer, géolocaliser ou écouter les suspects d’activités criminelles.

À quel titre les réseaux sociaux ne se conformeraient-ils pas à ces mêmes exigences ? Car ce qui leur est reproché en réalité, ce n’est pas les propos tenus par des criminels dans des conversations cryptées, mais bien de ne pas permettre aux autorités judiciaires d’enquêter sur les activités criminelles. Douze motifs ont été mentionnés par le tribunal de Paris pour justifier la garde à vue, puis la mise en examen de Pavel Durov. Ils portent notamment sur une complicité de crimes organisés, dont le refus répété de répondre aux demandes des enquêteurs français, mais aussi le trafic de stupéfiants ou encore la diffusion d’images à caractère pédopornographique.

Autant de crimes et délits qui auraient été rendus possibles par le caractère extrêmement secret de Telegram, dont le PDG refuse de contrôler le contenu au nom d’une conception absolue de la liberté d’expression. Bénéficiant de la présomption d’innocence, Pavel Durov aura l’occasion de s’expliquer. Là encore, le diable se cache dans les détails. En effet, l'application Telegram s'est rapidement imposée comme un outil de communication sécurisé, offrant à ses utilisateurs un niveau de confidentialité élevé grâce au chiffrement de bout en bout et devenant un refuge pour ceux qui cherchent à échapper à la censure, qu'il s'agisse de journalistes, de militants politiques ou de citoyens ordinaires vivant sous des régimes autoritaires. Elle a ainsi permis à ses utilisateurs de communiquer sans crainte d'être surveillés ou censurés par des gouvernements répressifs. D’où la nécessité que les restrictions soient uniquement le fait de juges indépendants et impartiaux.

« Il n'y a pas de liberté sans indépendance judiciaire » (Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835)

La troisième leçon est que seuls le droit et des juges indépendants peuvent contraindre les puissants. En effet, l’avantage avec les juges est qu’ils sont rarement impressionnés par les personnes riches et influentes ; sans doute leur modeste salaire et leur familiarité avec le crime les ont-ils rendus plus lucides sur les artifices du monde. À l’image de Renaud Van Ruymbeke, qui se consolait par la musique en jouant du piano sans jamais faiblir sur le respect des droits, notamment ceux de la défense.

Et pour cause, les juges dans un État de droit bénéficient d'avantages significatifs par rapport aux politiques pour résister aux puissants : leur indépendance, leur mandat sécurisé, leur obligation de neutralité, leur transparence, leur absence de pression électorale, et leur pouvoir de contrôle judiciaire. Ces caractéristiques font des juges des gardiens essentiels de l'intégrité juridique et démocratique d'une société.

C’est quand ces juges perdent de vue ce qui fait leur essence qu’ils trahissent la fonction qu’ils occupent. À cet égard, les juges conservateurs de la Cour suprême américaine feraient mieux de s’en souvenir. De même, il serait sans doute utile de modifier les conditions de nomination au Conseil constitutionnel dans le sens d’une meilleure indépendance de ses membres.

Mais laissons le dernier mot à Cicéron : « Nous sommes tous les serviteurs des lois afin de pouvoir être libres. »

Alexandre Duval-Stalla

Olivier Dion - Alexandre Duval-Stalla

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