Un, deux, trois… Soleil ! On connaît ce jeu d’enfants. 4, 3, 2, 1… Fiction ! c’est le jeu auquel nous convie Paul Auster avec son nouveau roman, 4 3 2 1 (à lire comme un compte à rebours). D’ailleurs, au mot d’ordre "fiction !", peut-être faudrait-il ajouter un "s" - fictions, au pluriel, pour l’hommage à Borges et à son imaginaire labyrinthique. Ici ce sont quelque 1 000 pages qui nous emportent dans le tourbillon de l’histoire américaine. Le livre est constitué de quatre récits, quatre trajectoires d’un certain Archibald Isaac Ferguson, contemporain de l’auteur né en 1947 à Newark (New Jersey). La fiction, c’est d’abord l’invention de noms propres, et chez Auster tout commence par un quiproquo qui donne le "la" de la théorie du hasard de l’écrivain. Sur le bateau l’emmenant vers sa nouvelle vie, on dit à l’aïeul du héros, Isaac Reznikoff, originaire de Minsk, de troquer son patronyme trop métèque contre un nom plus anglo-saxon, on lui souffle "Rockefeller". Quand le service de l’immigration lui demande comment il s’appelle, le jeune homme stressé baragouine : "Ik hob fargessen !", "j’ai oublié !" en yiddish, ce qui donnera Ichabod Ferguson… "Oublié" comme nom de famille, on goûte l’ironie de l’auteur de Léviathan.
Les protagonistes de ce polyptyque romanesque font penser aux Américains de l’album du photographe Robert Frank, Helvète d’origine émigré aux Etats-Unis l’année de la naissance d’Auster. Rose, la mère de Ferguson, est du reste photographe. De tante Mildred, la sœur aînée intello de maman, aux deux oncles paternels hauts en couleur ou médiocres (voire escroc homicide : l’oncle Lew dans l’une des vies du héros quadruplé), en passant par son propre père, Stanley, homme d’affaires et patron d’une quincaillerie. 4 3 2 1, c’est aussi le destin des familles juives américaines sur fond de fresque des 50s et des 60s - le consumérisme flamboyant, la guerre froide, le maccarthysme, l’exécution du couple Rosenberg accusé d’espionnage, le meurtre de Martin Luther King, la guerre du Viêt Nam… Comme dans Pastorale américaine de Philip Roth, on pénètre de manière extrêmement fluide dans les détails d’une époque sans autre commentaire historique que la vie intérieure de celui qui vit les événements.
Quelque alter ego d’Auster que l’on suive, on est pris dans le vortex d’une existence pleine de paradoxes et de doutes, Ferguson sempiternel fan de baseball est tour à tour l’enfant qui s’est fracturé le bras en grimpant à un arbre, le jeune homme qui fait l’amour pour la première fois le jour de l’assassinat de Kennedy, l’Américain à Paris dans les années 1970 qui produit un pavé de 1 000 pages... Auster trahit ici son époque avec ce tropisme de la mise en abyme postmoderne.
Ce qui fascine dans ce magistral ouvrage, c’est l’agilité de plume qui nous fait glisser à travers les âges, dans les corps, les esprits, ce pouvoir des mots de sonder les cœurs et les reins. "Tu te demandes maintenant, écrivait Paul Auster dans son essai Excursions dans la zone intérieure, si ce sentiment de connaissance impossible n’a pas été ce qui a nourri ta passion pour les livres - car les secrets des personnages qui vivent dans les romans finissent toujours par être révélés." Sean J. Rose