Mais que diable vont-ils faire dans cette galère ? C’est en substance le discours que les futurs éditeurs, libraires et bibliothécaires entendent au cours de leurs stages, servi par des acteurs du marché qui ont connu les années fastes du livre et de la lecture. A interroger ces jeunes au seuil de la vie active, ils y sont habitués, s’en amusent et restent plutôt optimistes quant à leur avenir même si beaucoup se disent choqués par la fermeture des Virgin ou les difficultés des librairies Chapitre, des lieux qu’ils ont toujours connus et fréquentés. Cette confiance dans l’avenir du livre était tangible, jeudi 14 novembre, lors de la présentation de la promotion 2013-2014 du mastère ESCP-Asfored à la maison de l’Amérique latine à Paris.
Nés dans les années 1980-1990, ils font partie de cette fameuse « génération Y » baignée dans l’ère digitale et consciente que l’époque du plein emploi est derrière elle. Les chercheurs François Pichault et Mathieu Pleyers, dans leur étude Pour en finir avec la génération Y…, notent parmi les caractéristiques des Y le «besoin d’un travail avec signification» ainsi que «des attentes en matière d’éducation continue».
Longues études
C’est sur ce point que ces jeunes qui choisissent les métiers du livre rejoignent les préoccupations de leur génération. Ayant souvent fait de longues études, ils souhaitent prolonger, par leur travail, l’apprentissage et la découverte perpétuelle, continuer à se nourrir intellectuellement. Les livres représentent un socle solide, des supports de la pensée, les «instruments les plus fiables pour engranger des connaissances et les partager», selon Guillaume Adorni, un futur libraire (voir p. 16). Il y a quelque chose de l’ordre du militantisme pour cette génération qui tente d’éduquer ses amis en leur montrant le chemin de la bibliothèque ou de la librairie, et les dissuadant d’acheter sur Amazon. Tous nourrissent une passion pour l’objet livre. «Si nous choisissons ce métier, c’est que nous sommes attachés à un objet qu’on a envie de défendre, explique Sonia Goncalves, une étudiante du mastère ESCP-Asfored. J’ai une grande bibliothèque, j’aime posséder un livre.»
On les dit technophiles, ils gèrent l’outil Internet et les réseaux sociaux, mais ils se méfient de l’engouement pour le numérique. Ils n’en ont pas peur mais ne sont pas non plus en admiration devant les révolutions technologiques, y voyant surtout des opportunités d’emploi et une nouvelle base de réflexion.
Ce bouleversement des métiers oblige à se montrer créatif, ce qui motive Nymphéa Monier, future bibliothécaire (voir ci-dessous) qui se réjouit d’«arriver dans un métier au moment où tout est à repenser». Cécile Vergez-Sans, la responsable du master Mutations du monde du livre de l’université d’Aix-Marseille, explique que ses étudiants «ont conscience qu’il leur faut inventer de nouvelles pratiques professionnelles, de nouvelles articulations. Du coup, je pense qu’ils se sentent stimulés, dynamisés, partie prenante, et acteurs des mutations, plutôt que déprimés ou défaitistes.» Ils savent qu’ils enchaîneront les CDD, devront être mobiles et s’adapter, mais ont choisi ce métier car ils souhaitent travailler en équipe tout en conservant une indépendance d’action, arrivant concrètement à un résultat : un livre fini et transmis à un lecteur.
A.-L. W.
1. Elle veut aider et partager
Nymphéa Monier, 23 ans, bibliothécaire, en 3e année de licence professionnelle métiers du livre à l’IUT de Bordeaux-3.
«Après deux années de médecine, je me suis tournée vers le métier de bibliothécaire. On devient médecin pour aider et bibliothécaire pour partager. Je compte allier ces deux aspects en travaillant dans des services de bibliothèque dédiés aux personnes handicapées. Je souhaite contribuer à donner une égalité d’accès à la connaissance à tous les publics, ce qui est possible aujourd’hui notamment grâce au numérique. Pour moi, le numérique n’est pas une menace mais une opportunité et un défi passionnant à relever. Je suis heureuse d’arriver dans ce métier au moment où tout est à repenser. C’est très stimulant».
V. H.
2. Elle préfère un travail qui ne la laisse pas lessivée et un peu creuse
Chloé Verdon, 21 ans, en master 2 commercialisation du livre à Villetaneuse et, à partir de mars, en stage au service presse de Gallimard Jeunesse.
«Dès le collège, j’ai su que je voulais travailler dans le livre. Mon père est imprimeur, et ma mère institutrice, ce qui a dû jouer sur mon rapport au papier ! Depuis mon stage de troisième, je n’ai pas quitté le secteur, enchaînant stages et petits boulots dans les librairies et dans l’édition jeunesse car je pense qu’il faut donner le plus tôt possible le goût des livres. Après le bac, j’ai fait le DUT de Bordeaux, une licence pro en alternance chez Milan et ce master. L’avenir n’est pas forcément rose, il faut partir tôt pour arriver le mieux armé possible dans le monde du travail. Dans trois mois, c’est la fin de mes études et je me doute que je n’aurai pas un CDI directement. Quand ça se passe bien, on commence par enchaîner les CDD. Il faut être mobile, prêt à déménager. Dans cette période difficile, je préfère avoir un métier qui me plaît. Dans les maisons d’édition, j’ai l’impression de participer à une façon de voir le monde, et je ne me sens pas contrainte, je suis contente d’y aller. Je ne vais pas gagner des sommes astronomiques mais je préfère un travail qui ne me laisse pas lessivée et un peu creuse, comme certains de mes amis qui ont choisi la banque ou les assurances.»
A.-L. W.
3. Il table sur la proximité
Antoine Gauthier, 23 ans, 2e année du brevet professionnel de libraire à l’Université catholique de l’Ouest à Laval, stagiaire chez Coiffard àNantes.
«Avant de suivre une formation de libraire à Laval, j’ai fait des études de lettres. Ce qui m’importe avant tout, ce sont les livres et les connaissances qu’ils apportent. Le métier de libraire s’inscrit justement dans cette démarche de découverte perpétuelle. En dépit du discours ambiant, je ne suis pas pessimiste sur l’avenir de la librairie. Les commerces de proximité ont une carte à jouer, car, à l’inverse d’Internet, ce sont des lieux de rencontres où peuvent se nouer des contacts humains, où peuvent se partager des expériences et des émotions. Plutôt que de taper sans cesse sur Amazon, les librairies doivent valoriser leurs atouts et se montrer suffisamment créatives pour continuer à attirer les lecteurs. Il ne sert à rien d’opposer les deux circuits de distribution.»
C. N.
4. Elle place son espoir dans les auteurs
Laura Depoisier, 22 ans, 2e année du master professionnel Mutations du monde du livre, à Aix-Marseille université.
«J’étais sûre de ne pas vouloir être prof. Après un bac littéraire et une licence de lettres à Lyon où j’ai fait mon premier stage dans une petite maison d’édition, Parole, j’ai compris que c’était ce que je voulais faire. Je me suis donc dirigée vers ce master et fait un nouveau stage chez Droz à Genève qui s’est bien passé. Le relationnel est très important pour trouver des débouchés. Je suis très attachée au livre et à l’objet, le numérique viendra en complément, ne le remplacera pas. Et si je suis de la génération 2.0, je ne télécharge pas et ne me sens pas spécialement attirée par Internet. Je pense qu’il y a de l’avenir dans la transmission par le livre. Quand je vois le nombre de manuscrits qui arrivent chaque jour dans les maisons d’édition, je me dis que tant qu’il y a des auteurs on peut garder espoir.»
A.-L. W.
5. Il veut inventer des modèles alternatifs
Rémi Gaillard, 26 ans, élève conservateur d’Etat des bibliothèques à l’Enssib.
«Ma formation initiale d’archiviste paléographe, diplômé de l’Ecole nationale des chartes, me destinait assez naturellement au métier de conservateur. J’ai choisi les bibliothèques parce que je pense que les postes y présentent une plus grande diversité. On intervient non seulement sur des collections, mais également sur le management d’équipe, la médiation auprès des publics. Le monde des bibliothèques universitaires se trouve au début de fortes évolutions, avec notamment le développement des archives ouvertes, la gestion des données de la recherche, qui vont conduire les professionnels des bibliothèques à repenser entièrement leur métier. Nous devons avoir une vision claire de l’ensemble des acteurs de la chaîne du livre et prendre le temps de comprendre la position de chacun. Des modèles alternatifs sont à inventer pour que les bibliothèques, en concertation avec les éditeurs, puissent bénéficier de la transition vers le numérique.»
V. H.
6. Il désire apprendre toujours
Guillaume Adorni, 28 ans, apprenti à l’INFL en 1re année, stagiaire chez Delamain à Paris.
«J’ai commencé des études d’histoire, de musicologie, d’arts plastiques avant de voyager, notamment en Australie. A mon retour, j’ai cherché une voie qui me permette d’utiliser mes connaissances tout en apprenant encore. Les livres m’ont semblé être les instruments les plus fiables pour continuer à engranger des connaissances mais aussi pour les partager. Ils représentent un socle d’autant plus important qu’ils s’inscrivent dans la durée… Je crois que 1984, le livre de George Orwell, m’a traumatisé ! Il ne faut pas que le papier disparaisse et il ne faut pas non plus qu’un seul opérateur en maîtrise la distribution. Le risque serait trop fort d’avoir une uniformisation de l’offre autour des meilleures ventes. Le maintien d’un important réseau de librairies indépendantes est justement un moyen de garantir la diversité culturelle.»
C. N.
7. L’indépendance la séduit
Pauline Kermanach, 26 ans, diplômée en juin du brevet professionnel de libraire de l’INFL, en poste depuis la rentrée à L’Eternel retour à Paris.
«On ne choisit pas le métier de libraire simplement parce qu’on aime les livres… il faut aussi savoir les vendre. C’est d’ailleurs cette dimension commerciale qui m’a séduite dans le métier. Je ne pense pas que les gros lecteurs achètent sur Internet. Ils ont besoin de conseils affinés qu’ils ne peuvent trouver qu’auprès des libraires indépendants qui ont la main sur leur assortiment et qui ont une bonne connaissance de leurs clients. C’est cette indépendance d’action qui fait l’intérêt du métier avec ses différentes facettes. Il faut lire pour engranger un maximum de connaissances, vendre, comme nous l’avons dit, mais aussi gérer. Aujourd’hui, j’ai le sentiment d’avoir encore beaucoup à découvrir.»
C. N.
8. Elle pense qu’il faut plus de numérique
Michèle Lefèvre, 19 ans, bibliothécaire, en DUT métiers du livre et du patrimoine à l’IUT du Havre.
«J’ai choisi cette carrière par passion pour l’objet livre et avec l’envie de faire partager cette passion, en particulier auprès du jeune public. Les bibliothèques ne sont plus des endroits austères mais au contraire des lieux d’échanges très vivants. Je m’interroge beaucoup sur l’impact du numérique. Je pense qu’il faut l’intégrer encore plus dans les bibliothèques car il est complémentaire du livre et offre beaucoup de possibilités. J’espère cependant qu’il ne va pas faire disparaître le livre, ni faire baisser la fréquentation des bibliothèques si les usagers consultent les documents à distance, avec peut-être des conséquences négatives sur l’emploi.»
V. H.
9. Elle aime mener un projet de A à Z
Catherine Fournier, 23 ans, en mastère spécialisé management de l’édition ESCP Europe Asfored.
«Ce qui nous attire dans ce métier, c’est le côté noble de la culture, j’oserais même dire le glamour. J’ai une formation commerciale à Sup de co Reims, j’ai beaucoup vécu à l’étranger, en Norvège, au Venezuela, à Londres où j’ai passé mon bac et en Australie. Quand j’ai cherché du travail, j’ai bien vu que tous les postes qui m’intéressaient étaient dans le domaine de l’édition. Le développement du numérique représente un potentiel énorme pour nous, la génération 2.0. Il y a une belle réflexion à mener sur la transmission. Je suis, comme la plupart de mes camarades de formation, une amoureuse du livre et je perçois les possibilités de démultiplier l’accès au savoir. Ce qui m’attire dans ce travail, c’est aussi l’idée de pouvoir gérer de A à Z un projet : de partir d’une idée et d’arriver, concrètement, à la fin à un bel objet entre mes mains.»
A.-L. W.
Des débouchés bien réels
Une grosse moitié des diplômés des filières spécialisées trouvent un emploi dans l’année. Les formations en région parisienne semblent plus porteuses.
Le devenir des étudiants, que les responsables des diverses filières de formation aux métiers du livre tentent de suivre, se heurte à une certaine distance de la part des anciens élèves, une fois leur formation terminée. Chaque promotion compte pourtant de 15 à 25 étudiants au maximum, ce qui devrait favoriser la proximité avec les enseignants. Les taux de réponse relativement faibles ne sont pas à interpréter comme le signe d’un échec de l’intégration dans ce secteur, insiste Nelly Chabrol-Gagne, responsable du master Création éditoriale de l’université de Clermont-Ferrand, ouvert en 2010. La moitié environ des diplômés de chaque promotion répondent, et indiquent avoir trouvé CDD ou CDI dans le livre. Créé aussi en 2010, le master professionnel Mutations du monde du livre, à Aix-Marseille université, place les deux tiers de ses 15 étudiants annuels dans l’édition, la librairie ou en bibliothèque, explique Cécile Vergez-Sans, responsable de cette formation, qui comprend aussi une spécialisation en édition de jeunesse. Ce qui attire certains diplômés vers la médiation culturelle à destination des jeunes. Un tiers des derniers sortis (septembre 2013) recherchent un emploi, mais aucun de ceux de la première année.
Principal bassin d’emploi
Toujours en master, celui de Paris-Sorbonne, plus ancien et au cœur du principal bassin d’emploi dans le secteur, annonce que 94 % des élèves des trois dernières promotions (16 à 18 diplômés) travaillent dans l’édition, les autres étant dans l’audiovisuel. L’écrasante majorité (92 %) de ceux qui restent dans la filière travaille dans des services éditoriaux. Les autres se répartissent entre le commercial, le graphisme, les projets numériques et une agence littéraire. Près de la moitié sont en CDD, 43 % en CDI, 9 % free-lance, et 2 % à la recherche d’un emploi, détaille Hélène Védrine, responsable du master. Les plus anciens trouvaient aussi des postes en service de presse ou en cession de droits, note-t-elle. Pour le master politiques éditoriales de Villetaneuse (Paris-13), «dans la durée, le taux d’insertion dans la profession s’établit autour de 80 %, essentiellement sur des fonctions éditoriales, plus occasionnellement en promotion, droits étrangers ou numérique», analyse Bertrand Legendre, son responsable. Sur la dernière promotion, la moitié est encore en recherche. «Il faut attendre mars-avril de l’année suivante pour avoir une vision complète de l’insertion», ajoute-t-il.
Au mastère management de l’édition Asfored-ESCP, 80 % des étudiants sont en poste trois mois après leur diplôme, dont 10 % à l’étranger, et 20 % sont en recherche après un CDD, calcule Aïda Diab, la directrice. Pour le BTS édition, 85 % sont en poste, et 10 % en poursuite d’étude.
Les élèves du BP librairie de Laval sont aux deux tiers dans la filière choisie, le principal obstacle à l’embauche étant un défaut de mobilité, souligne Evelyne Darmanin, sa responsable. Au centre de Formation de commerciaux en produits culturels de Reims, la moitié des stagiaires trouve des postes dans les chaînes spécialisées, à condition aussi d’accepter de déménager, rappelle Agnès Chavarot, responsable pédagogique.
H. H.