Parce qu'on la connaît un peu, et qu'on a lu tous ses livres, on regrette de ne pas entrer dans ce dixième roman avec la fraîcheur du lecteur innocent qui découvrirait pour la première fois le monde férocement enchanté de Véronique Ovaldé. Mais pour les mêmes raisons, on se réjouit à l'avance de rencontrer une nouvelle habitante de ses contrées imaginaires, une de ses héroïnes, femmes-filles un peu fêlées mais pleines de ressources, en quête d'émancipation et de justice.
Pas de vrais-faux pays lointains ou exotiques ici. On est en France mais dans des provinces presque génériques, stylisées : un Sud de bord de Méditerranée et un Nord-Est de forêts et de lacs profonds. Et voici donc Gloria, corse du côté de son père, alsacienne du côté maternel. Une jeune trentenaire en cavale, fuyant au début de l'été la Provence et on ne sait quelle menace, embarquant ses deux filles et « le Beretta de son grand amour » pour venir se planquer dans la maison de vacances vide de sa grand-mère près de Kayserheim, un petit bourg qui « ressemble à un village en pain d'épices qui attendrait Noël, qui attendrait la neige ».
Pour répondre aux questions pressantes de l'aînée, collégienne, furieuse de ce départ forcé, et apprivoiser une hostilité qui tient autant de l'adolescence que de la situation, Gloria rembobine son passé. Avec ce prénom, difficile de ne pas penser à Gena Rowlands, mais Gloria ne ressemble pas du tout à l'égérie de Cassavetes : elle est toute petite, brune et gironde : « un physique de muse du XIXe siècle du haut de la rue Lepic ». Elle a quitté l'école à 16 ans pour travailler comme serveuse sur « la Côte » dans le bar de Tonton Gio, un ami d'enfance de son père, originaire du même village corse, qui veille sur elle depuis la mort de ce géniteur attentif, à la tête d'une fabrique de roulements à billes de haute précision sur le continent. La mère, elle, a quitté le domicile familial des années plus tôt. Gloria, qui a l'habitude depuis longtemps de se débrouiller seule, habite face à la mer dans un cabanon bleu dont elle a hérité en attendant l'argent que gère jusqu'à sa majorité un autre ami de son père, avocat. A 17 ans, elle est tombée amoureuse raide dingue de Samuel, un irrésistible petit trafiquant en toutes sortes de marchandises tombées du camion, et est devenue cette mère « tendance sacrificielle » dont « Samuel se moquait gentiment en appelant ça "le syndrome de la maman pélican", dévorez mes entrailles, chers petits, puisqu'il n'y a plus que ça à manger ». Une fois le père de ses filles disparu, elle est restée ce curieux mélange de fille apeurée et autonome, « costaude » et vulnérable, qui calme ses angoisses en dressant des listes, oscille entre les injonctions contradictoires : sois tranquille et prends garde. Les options paradoxales : sortir du bois ou prendre le maquis ? Entre calcul et improvisation à l'instinct, sang-froid et paranoïa.
« Protéger » est un terme ambigu qui peut facilement devenir inquiétant. Avec cette façon de semer des détails apparemment anodins, qui vont prendre leur importance plus tard, Véronique Ovaldé entretient le suspense. Qui est vraiment Gloria, aux réflexes de mère louve ? Une déserteuse aux abois, une « petite fille avec une hache », une veuve à la tristesse mature ? Le lecteur, parfois pris à témoin dans un geste joueur de connivence, se demande bien comment tout ça va tourner. Et si, finalement, il ne faut pas se méfier des gens qui sourient.
Personne n’a peur des gens qui sourient
Flammarion
Tirage: 26 000 ex.
Prix: 19 euros ; 270 p.
ISBN: 9782081445925