En introduction de son nouveau livre Georges Pompidou : l'intemporel (à paraître le 20 mars chez Gallimard), Jérémie Gallon livre un double portrait, celui de Georges Pompidou et celui d’un modèle pour notre époque : « Pompidou ne fut pas un de ces responsables politiques qui, dès leur plus jeune âge, sont mus par une obsession quasi maladive d’accéder aux plus hautes fonctions. Sa trajectoire fut celle d’un homme qui s’est construit en dehors de la politique. Dans un pays qui, plus encore qu’aujourd’hui, aimait les parcours linéaires, il eut le courage de changer plusieurs fois de vie. Il fut enseignant, homme de cabinet, haut fonctionnaire et banquier. Chaque fois, il apprit avec humilité. De ces expériences, au coeur et à l’extérieur de l’État, il se nourrit pour mieux servir la France. Lorsque les circonstances l’exigèrent, il sut s’extraire de lui-même pour devenir un grand fauve politique. Il s’imposa dans ce monde bien que tout son être ait été rétif au sectarisme partisan et aux grilles de lecture manichéennes. Face aux attaques et aux abjectes accusations, il s’endurcit. Mais jamais il ne laissa son âme se dessécher. »
En effet, le nouveau livre de Jérémie Gallon, Georges Pompidou, l'intemporel, dépasse largement l’exercice de la biographie pour s’inscrire dans une démarche historiographique qui interroge la profondeur de l’héritage pompidolien dans l’histoire contemporaine de la France. L’auteur, en mobilisant une approche à la fois analytique et narrative, propose une étude minutieuse du parcours de Pompidou, tout en articulant sa réflexion autour des tensions entre continuité gaullienne et inflexions modernisatrices. À travers une exploration fine de sa trajectoire, Jérémie Gallon met en évidence les éléments constitutifs de son action politique, son pragmatisme économique, sa conception de l’État et sa vision des relations internationales. Cet ouvrage invite ainsi à un réexamen critique de la figure de Pompidou dans la dynamique institutionnelle et idéologique de la Ve République.
L’ancrage intellectuel et culturel de Pompidou : entre enracinement et ouverture
La singularité de Pompidou réside dans l’entrelacement de son enracinement provincial et de son ancrage dans la haute culture française. Issu d’un milieu modeste cantalien, il incarne l’ascension républicaine méritocratique, sans jamais renier ses attaches locales. Jérémie Gallon souligne la manière dont cette origine a forgé un tempérament fait de réserve et de pragmatisme, tout en nourrissant une réflexion sur la France et son identité. Et aussi une ambition.
Par ailleurs, Pompidou est un intellectuel qui ne se réduit pas à son rôle d’homme d’État. Son intérêt pour la poésie française, matérialisé par son Anthologie de la poésie française, témoigne d’un humanisme qui contraste avec l’image technocratique parfois associée aux dirigeants de la Ve République. Jérémie Gallon insiste sur la corrélation entre cette sensibilité artistique et une certaine approche du politique, où la modernisation économique et l’innovation culturelle sont perçues comme complémentaires. Loin de l’opposition entre tradition et progrès, Pompidou envisageait la culture comme un levier de puissance pour la France.
Et Jérémie Gallon de rappeler cette méditation de Pompidou à la veille de se déclarer à la présidentielle de 1969 qu’il ne prononça finalement pas sur la scène de la Comédie Française : « "Y a-t-il deux hommes en moi, [ …] un qui aspire à Dieu, je veux dire à la poésie, et un autre qui succombe à la tentation diabolique, je veux dire à l’action politique, ou bien peut-on soutenir que poésie et politique sont, disons, conciliables ?" S’il semble exister de prime abord une incompatibilité "entre l’action, dont la politique devrait être la forme la plus haute, et le rêve dont la poésie est une expression privilégiée", [Pompidou] juge que ce serait une erreur de voir entre poètes et hommes politiques plus qu’une différence de tempérament entre ceux qui "sont faits pour exprimer et d’autres pour agir". S’ils veulent réussir, les deux doivent avoir "la connaissance intuitive et profonde des hommes, de leurs sentiments, de leurs besoins, de leurs aspirations". Mais, conclut-il avec malice, "tandis que les poètes les traduisent avec plus ou moins de talent, les politiques cherchent à les satisfaire avec plus ou moins de bonheur" ».
Pragmatisme et efficacité
Si Jérémie Gallon s’attarde sur l’épaisseur intellectuelle de Pompidou, il met également en exergue son pragmatisme politique, qui tranche avec la posture plus régalienne de son prédécesseur, le général de Gaulle. Premier ministre durant près de six ans avant d’accéder à la présidence, Pompidou s’est distingué par une gestion fondée sur l’efficacité et l’adaptabilité.
L’un des apports majeurs de Pompidou à la Ve République est sa politique de modernisation industrielle. Conscient des mutations économiques en cours, il a engagé la France dans une dynamique de croissance fondée sur l’expansion des infrastructures, le développement du secteur automobile et l’investissement massif dans le nucléaire civil. Jérémie Gallon analyse la manière dont Pompidou a cherché à consolider le modèle économique français en articulant interventionnisme étatique et ouverture au marché, anticipant ainsi certaines évolutions contemporaines du capitalisme français.
La politique économique pompidolienne reposait également sur une volonté d’asseoir la compétitivité de la France sur la scène internationale. L’élargissement du Marché commun, avec l’intégration du Royaume-Uni en 1973, s’est inscrit dans cette logique. En insistant sur la nécessité de renforcer la Communauté économique européenne tout en préservant une autonomie nationale, Pompidou a adopté une position équilibrée entre engagement européen et défense des intérêts français.
Progrès et équilibre
Loin d’être un simple gestionnaire, Pompidou a développé une vision cohérente de la modernité. Jérémie Gallon montre que son action politique reposait sur un double impératif : moderniser la France sans la brusquer. Cette approche s’est incarnée dans une politique de grands travaux des équipements visant à structurer durablement le territoire national. L’extension du réseau autoroutier, le développement du transport aérien et ferroviaire, ainsi que l’essor du programme nucléaire civil témoignent de cette ambition transformatrice.
Cependant, et c’est un point fondamental souligné par Jérémie Gallon, Pompidou est également l’un des premiers dirigeants à intégrer une réflexion écologique dans sa vision de l’aménagement du territoire. Dès le début des années 1970, il met en garde contre les effets négatifs d’une industrialisation incontrôlée sur l’environnement. Il préfigure ainsi certaines préoccupations qui deviendront centrales dans les décennies suivantes, bien qu’il reste convaincu que le progrès technique peut se conjuguer avec la préservation des paysages et de la qualité de vie.
Une diplomatie lucide dans un monde bipolaire
Sur la scène internationale, Pompidou a hérité d’une politique étrangère marquée par la doctrine gaullienne d’indépendance nationale. Jérémie Gallon insiste cependant sur les nuances qu’il introduit dans la diplomatie française. Plus ouvert au dialogue avec les États-Unis que ne l’était le général de Gaulle, il maintient néanmoins une posture d’équilibre entre les blocs, refusant toute vassalisation de la France.
L’un des points centraux de son action a été le renforcement des relations avec l’Union soviétique, dans un cadre de coopération économique et de dialogue stratégique. La rencontre avec Leonid Brejnev en 1973 illustrait cette volonté d’inscrire la France dans une logique de détente tout en consolidant son rôle d’acteur autonome sur la scène internationale. Par ailleurs, Pompidou a joué un rôle clé dans les discussions monétaires internationales, cherchant à adapter la position française face à l’évolution du système financier post-Bretton Woods.
Jérémie Gallon, en bon diplomate qu’il est de formation, analyse aussi le positionnement européen de Pompidou, qui a oscillé entre continuité et inflexion. Tout en poursuivant la construction européenne, il a défendu une vision réaliste et souverainiste, refusant toute subordination excessive aux institutions communautaires. Son rôle dans l’élargissement de la CEE en 1973 attestait d’une volonté d’asseoir la France au cœur du projet européen tout en préservant une certaine marge de manœuvre nationale.
Une action fondée sur un pragmatisme éclairé
L’excellent livre de Jérémie Gallon apporte une contribution précieuse à la compréhension de l’héritage pompidolien. En articulant une analyse fine de son parcours avec une mise en perspective des transformations économiques et institutionnelles qu’il a impulsées, l’auteur met en lumière l’originalité de ce président, trop souvent perçu comme un simple continuateur du gaullisme. Loin d’être un homme de transition, Pompidou apparaît comme un réformateur à la lucidité stratégique, qui a su concilier ambition économique, modernisation sociale et équilibre politique. Son action, fondée sur un pragmatisme éclairé, s’inscrit ainsi dans une réflexion plus large sur le rôle de l’État dans un monde en mutation, offrant un point d’appui pour repenser les enjeux contemporains de la gouvernance publique.
En conclusion de son livre, Jérémie Gallon, en faisant l’éloge de la personnalité de Pompidou, rappelle également une vérité en politique : « Georges Pompidou lui-même l’écrit : "La République doit être celle des politiques au sens vrai du terme, de ceux pour qui les problèmes humains l’emportent sur tous les autres, ceux qui ont de ces problèmes une connaissance concrète, née du contact avec les hommes, non d’une analyse abstraite, ou pseudoscientifique, de l’homme." En ce sens, Georges Pompidou fut un "politique". Sa clairvoyance fut de comprendre que ce dont il s’était enrichi à travers maintes expériences ne pourrait être un atout que s’il faisait l’effort constant de comprendre les Français, leurs peurs et leurs espoirs. Il fut un grand homme d’État car, pour paraphraser le mot de Paul Valéry, sa politique impliquait une certaine idée de l’homme. Jamais cet être d’une intelligence supérieure ne méprisa les Français. Ces derniers pouvaient être en désaccord avec lui, mais pas un seul instant ils ne doutèrent qu’il les respectait. Jamais ils ne pensèrent qu’il était mû par autre chose que la volonté inébranlable de servir la France et de dédier toute son énergie non pas à la seule réalisation d’une ambition personnelle, mais à une mission qui le dépassait. Lucide et réaliste, il sut donner priorité à la raison d’État lorsque les circonstances l’imposaient. Jamais cependant il ne fut pris en défaut d’humanité. Jusqu’au bout, il demeura fidèle à sa conviction que le rôle du responsable politique est d’élever, au sens le plus noble du terme, ses concitoyens. »