Nous sommes dans la chair, celle qui n'est pas triste ; la chair d'une époque que Michel Delon connaît dans les plus infimes détails : le XVIIIe siècle, juste avant le grand basculement révolutionnaire, juste avant que Saint-Just, l'"Archange" de la Terreur, ne proclame que le bonheur est une idée neuve en Europe. Grand spécialiste de Casanova, éditeur de Diderot et de Sade dans la « Pléiade », professeur à l'université de Paris-IV Sorbonne, Michel Delon nous propose son petit vade-mecum des Lumières. Il y est question de libertinage, de livres, de peintures, de musiques et d'atmosphères, de goût des mots et de plaisirs des idées.
Par de brefs chapitres, comme de petits essais, Michel Delon propose d'observer les notions qui lui tiennent à coeur et qui ont marqué ce siècle. Il les a classées en quatre thèmes : plaisirs, pesanteurs, idées, saveurs. On voit tout de suite que nous sommes avec un amateur, quelqu'un qui profite et qui souhaite faire partager.
Avec lui, nous plongeons dans les textes quelquefois oubliés. Pas de doute, la pêche a été bonne. On apprécie le style et la gourmandise des phrases bien tournées. "L'ennui a ceci de commun avec le désir amoureux qu'il semble échapper à toute définition précise comme à toute explication univoque."
Il a conçu son ouvrage comme une succession d'exercices d'inspiration. Au travers des oeuvres, il veut faire émerger une familiarité avec le passé, une façon de dépasser le "vacarme de l'immédiat" pour écouter Voltaire, Rousseau, Diderot ou la langue exemplaire de Buffon.
La fréquentation de Sade, "la plus noire expérience littéraire du siècle", aurait dû l'immuniser contre bien des turpitudes. Pourtant, on sent Michel Delon révolté par la brutalité d'un monde contemporain où l'on est sommé de consommer sous peine d'être dépassé. Lui ne veut pas de ces objurgations. "On commence à vivre quand on n'est plus l'esclave du matériel, dont la nécessité a été créée récemment, et quand on apprend à voir en dehors des écrans, à écouter en dehors des oreillettes."
Un fameux message publicitaire nous conseille de manger cinq fruits et légumes par jour si l'on souhaite vivre vieux et en bonne santé. Mais pour quoi faire ? Michel Delon complète le conseil alimentaire par une recommandation personnelle qu'on ne résiste pas à transmettre. "Trois à quatre références culturelles doivent impérativement accompagner chacune de nos journées : page lue ou récitée de mémoire, maxime remâchée, air écouté ou fredonné, peinture observée ou retrouvée dans un visage, dans un paysage, une architecture devant laquelle nous passions sans la voir et vers laquelle soudain nous levons les yeux pour en apprécier la masse et les équilibres." Chiche !