Je n’aurais jamais imaginé ça quand j’ai créé Usborne, en 1973. A l’époque, les grands groupes n’existaient pas et nous avons réussi à rester un éditeur indépendant de taille moyenne. De 14 titres la première année en 1975, nous sommes passés à 350 (depuis cinq ans), et la maison réalise un chiffre d’affaires de 50 millions de livres sterling (58 millions d’euros) avec 210 salariés. Usborne a la particularité de fonctionner comme un magazine. Nos auteurs et 52 illustrateurs sont intégrés à l’équipe (à l’exception des auteurs de romans). Nous nous attachons aussi à ce que j’appelle les « coins poussiéreux » (dusty corners), où personne ne va - livres à toucher, coloriages, stickers, activités - : c’est ce qu’on fait de mieux, et ça marche. Nous sommes attentifs à la qualité, et la maison est assez solide financièrement pour que nous puissions tester les livres, enregistrer des sons ou des musiques. Le fait d’être présent en sept langues permet aussi une plus grande réactivité : il y a toujours une réimpression en cours. Je ne pense pas que le business soit différent aujourd’hui. Je le trouve même meilleur, plus compétitif et plus international.
Je voulais être peintre (je suis fasciné par Jackson Pollock), mais je suis aussi passionné par le marketing et j’ai étudié à l’Insead à Fontainebleau. J’ai eu une première vie comme journaliste pour Private eye, l’équivalent du Canard enchaîné, puis j’ai travaillé pour British Printing Corporation, comme assistant du patron, John Pollock, qui voulait lancer un département jeunesse. Quand j’ai voulu fonder ma maison, deux ans plus tard, il m’a donné un million d’euros pour démarrer. C’est exceptionnel.
Notre premier titre, The knowhow book of spycraft [sur les codes secrets et autres « trucs » d’espion, NDLR], paru en 1975, reste mon préféré, et nous le rééditons pour notre anniversaire. Il emprunte à la fois au magazine, à la BD, à la télévision, et reste très moderne. A l’époque, Gallimard voulait nous distribuer, et Pierre Marchand, que je ne connaissais pas bien mais dont j’admirais les livres, nous avait jugé « qualipop », à la fois de qualité et populaire. Il m’avait amené chez le distributeur DTV en Allemagne - j’avais l’ambition de bâtir un Ottomeier British -, mais je n’ai réussi à créer la filiale que trente ans après.
Comme en France, la jeunesse est le seul secteur qui résiste à la crise, alors que le marché adulte chute de 11 % à cause du Kindle. En 2012, notre chiffre d’affaires a été stable (+ 1 %), mais n’a pu augmenter davantage à cause des jeux Olympiques. Pour 2013, on espère une croissance de 7 %, grâce à l’anniversaire. Nous sommes le deuxième éditeur de jeunesse après Puffin, dans un marché trois fois plus gros que le marché français.
La loi Lang est une idée brillante qui a préservé le réseau de librairies indépendantes. Comme en Italie ou en Allemagne. C’est un désastre d’avoir supprimé le Net book agreement en Grande-Bretagne. Les éditeurs britanniques ont jugé la loi ringarde et ont choisi la libre concurrence. Ils ont été stupides. Comme aux Etats-Unis, nous n’avons plus de librairies indépendantes, Amazon est notre plus gros client, et il ne reste qu’une seule chaîne, Waterstone’s.
Nous avons fait des erreurs au début. Il nous a fallu cinq ans pour comprendre qu’on devait publier nos best-sellers plutôt que les titres qu’on n’arrivait pas à céder aux autres éditeurs. Usborne France a réalisé une croissance de 15 % en 2012 et je réfléchis à augmenter la production annuelle à 200 titres au lieu de 160 actuellement. Les ventes sont là, les libraires de premier niveau et les indépendants nous connaissent. Avec Auzou, c’est la deuxième meilleure progression du marché, et certains pensent qu’Usborne est un éditeur français : rien ne peut me faire plus plaisir. Mais l’absence de repreneur pour Virgin, la fermeture de certains points de vente Chapitre et les difficultés financières de la Fnac sont inquiétantes.
Je ne comprends pas vraiment le marché américain : nos livres se vendent mais nous ne progressons pas. L’Espagne a mis du temps à s’installer, alors que le Brésil a été très rapide. Les Pays-Bas ont aussi été très lents à démarrer mais ils explosent depuis deux ans. En Italie, notre filiale est en augmentation de 60 % et vit un moment charnière où notre diffuseur nous demande de grandir. De toute façon, la croissance est en Europe. J’aimerais avoir une filiale en Turquie, ce serait une aventure.
Le numérique n’est pas et ne sera pas très important pour nous. Il existe et représente 20 % des ventes des livres pour adultes, mais ce n’est pas le cas des livres pour la jeunesse. Nous avons entre 30 et 40 albums au format ePub Fixed-Layout, et autant de romans pour le Kindle, notamment Les contes de la ferme. Nous avons aussi sorti deux applications « J’habille mes amies » (dont une est disponible en français)… Mais nos albums se vendent bien et je ne vais pas me suicider en ne proposant que du numérique.
Je ne suis pas inquiet pour le livre. Aujourd’hui, on ne peut plus faire grand-chose sans savoir lire, quelle que soit sa profession. Tout le monde navigue quotidiennement sur Internet, sur les blogs, envoie des textos. Je pense que cet avenir passe par les femmes. Les mères sont allées à l’université, elles pensent que le livre est un meilleur cadeau que le jouet. Ensuite, elles travaillent et se sentent coupables et… achètent des livres. Enfin, aucun parent ne lira une histoire à son enfant sur l’iPad, le soir pour qu’il s’endorme.
L’aventure valait le coup. J’ai 75 ans, je ne prendrai jamais ma retraite et je ne mourrai jamais. Même si ma fille, qui est restée onze ans chez Scholastic à New York, travaille maintenant avec moi. Rupert Mordoch a 82 ans, Bertelsman en avait 93 quand il a laissé sa maison… Je m’amuse, je travaille avec des gens que j’aime et en qui j’ai confiance. Personne ne ment ni ne triche dans l’édition pour la jeunesse, contrairement au cinéma où les gens sont détestables. Quand j’étais petit, je faisais du modélisme d’avions, et le patron de la boutique où je me fournissais avait mis un panneau dans la boutique : « Mon hobby est mon travail, mon travail est mon hobby. » Je me suis dis que je voulais faire ça quand je serais grand. Mais j’ai un autre hobby : je pilote mon planeur Robin, depuis l’île de Wight jusqu’au Touquet. Et le mois prochain, j’ai pour projet de piloter un Spitfire… <