Dans les remerciements à la fin du livre, David Vann nous enlève cette description de la bouche en observant : "Tous mes romans sont des tragédies grecques, je suis un auteur néoclassique." Des drames à l’antique irrigué d’une violence archaïque avec règlements de comptes sanglants, trahisons intestines, victimes sacrificielles, l’œuvre de l’écrivain né 1966 en Alaska, de Sukkwan Island (2010) à Goat Mountain (2014) en passant par Désolations (2011) et Impurs (2013), est marquée de ce sceau fatal. Mais ce sixième roman l’est plus encore puisque le romancier s’empare de la plus sombre, la plus ambiguë, la plus sauvage, la plus indéchiffrable des héroïnes de la mythologie grecque : Médée, l’épouse bafouée de Jason, la magicienne infanticide. David Vann, qui a prouvé sa capacité à regarder le sombre intérieur des cœurs humains sans ciller, revient ainsi aux origines d’une passion ancienne pour cette figure vengeresse.
L’obscure clarté de l’air (Bright air black), dont le titre est tiré de la traduction de la pièce d’Euripide par Robin Robertson, commence il y a 3 250 ans sur la mer Noire, à bord de l’Argo, le bateau de Jason qui, avec l’aide de Médée, vient de dérober la Toison d’or au père de la jeune fille, Eétès, roi de Colchide. Fuyant avec les Argonautes, Médée jette à l’eau des morceaux du corps de son jeune frère qu’elle vient de tuer de ses propres mains, pour ralentir et distancer le navire de son père qui les poursuit. Cette traque puis l’odyssée pleine de dangers du retour vers le royaume d’Ioclos où règne Pélias, l’oncle de Jason qui a usurpé le trône de son neveu, occupe une bonne moitié du récit qui s’achève des années plus tard sur l’assassinat de Glaucé, la fille de Créon, roi de Corinthe que Jason a choisi d’épouser, répudiant Médée. Et le sacrifice de leurs deux fils.
David Vann fait de Médée une jeune femme ivre de liberté, de reconnaissance, et qui brûle du désir de s’approprier son destin, aspire à devenir "reine sans roi". Petite fille d’Hélios, prêtresse d’Hécate et de la déesse égyptienne Nout, elle méprise la faiblesse des hommes, "les hommes-moutons", l’aveuglement des rois tyrans. La réécriture du mythe par le romancier ne laisse place à aucun romantisme dans l’amour qu’elle porte à Jason pour qui elle a tout abandonné. "Jeune et musclé et faux, indigne de confiance, mais il est beau et elle n’a que lui." De même, le surnaturel n’y a aucun rôle : pas de centaure, pas de chariots volants, pas de potions magiques, mais des filtres hallucinogènes ou empoisonnés faits de concoctions de plantes qui manipulent la peur des hommes et sèment la mort. Tour à tour "reine barbare", esclave, paria, elle est dans la solitude de la responsabilité de ses choix. "La vie de sang" de Médée est sans loyauté, sans rédemption. Et la prose poétique syncopée de David Vann pulse sa "rage qui refuse la petitesse des mots". "Quelle que soit la forme, quel que soit le moment, nous tombons tous dans les pièges que nous avons nous-mêmes tendus, puis oubliés." Fatal. V. R.