"Parti pour m’échapper du monde, j’ai fini, au contraire, par en trouver un autre." Paolo Rumiz, c’est d’abord un style. Le sens des mots justes, rares parfois. C’est assez normal quand on voyage, quand on se déplace dans les langues, au gré des expressions, des légendes et des divinités préromaines. Et puis, il y a l’histoire, celle qui affleure dans ce nord-est de l’Italie, du côté de Trieste où il est né en 1947. Après la frontière slovène, on entre dans les Balkans, le territoire des petits Etats au passé tumultueux comme ces ours solitaires qui n’ont que faire des administrations et des itinéraires balisés.
On retrouve tout cela dans La légende des montagnes qui naviguent. Les montagnes, ce sont les Alpes, mais ce sont aussi les traces laissées par les guerres, celle de 14-18, celle de 39-45 ou bien encore les débordements autoritaires de Mussolini ou de Jorg Haider. Ces Alpes, le journaliste à La Repubblica les connaît bien. Il les a parcourues en zigzag sur 8 000 kilomètres entre le printemps 2003 et l’été 2006. A pied, à vélo, en voiture ou en train, il y a fait des rencontres inattendues. Dans des vallées sans électricité, il a partagé le plaisir des autres autour d’un verre, d’une conversation. Mario Rigoni Stern, le merveilleux écrivain italien mort en 2008, lui explique sa méthode pour bien vivre : "Avec une centaine de grands livres, tu peux lire jusqu’à quatre-vingt-dix ans." Au cours de son périple, rythmé par les lectures, les regards et les paysages, il évoque le fabuleux reporter polonais Ryszard Kapuscinski ou Ulysse Borgeat, le gardien du refuge du Couvercle sur le mont Blanc.
Arpenteur d’une Europe surprenante, Paolo Rumiz assure que "les Italiens ne connaissent pas la géographie". Lui si ! Mais il est triestin, un endroit où la mer et la montagne se touchent, où il semble effectivement que les montagnes naviguent. Fils de militaire, l’auteur de L’ombre d’Hannibal (Folio, 2013) aime les cartes et les frontières, surtout celles qui sont symboliques, c’est-à-dire les vraies. "J’ai un vice : j’aime les cartes géographiques. Je les apprends par cœur." Il apprend aussi à regarder, à écouter. C’est ce qu’apprécient ses nombreux lecteurs qui suivent ses reportages. Observateur de ce qu’on ne voit plus, l’écrivain voyageur n’hésite pas non plus à alerter. "Que les politiciens descendent donc de leurs hélicoptères et apprennent à marcher ; ou bien l’Europe deviendra bientôt une terre de rapaces et ce n’est pas une banlieue en ébullition que nous aurons, mais mille."
Vrai péripatéticien qui pense en marchant, moraliste de la randonnée, érudit de la déambulation, Rumiz ne pense qu’à partir. "Il est divin de défaire son sac en pensant déjà à un voyage à venir." Il a aussi le goût des noms. "Tant qu’il y aura les noms, me suis-je dit, il y aura les lieux." Et, dans cette Slovénie qui compte deux millions d’habitants et six cents ours, il cite le col Vrsic, "un nom qui sonne comme un distillat de fatigue". Alors ce livre vous donne une irrépressible envie d’y aller. Mais sans GPS. Laurent Lemire