Il a suffi de deux livres, La pirouette et Monastère (Quai Voltaire, 2013 et 2014), pour que les lecteurs français soient convaincus que l’on tenait en Eduardo Halfon le digne représentant tropical et guatémaltèque des maîtres du roman juif contemporain sarcastique et endeuillé, de Philip Roth à Mordecai Richler en passant, plus près de nous, par Alessandro Piperno ou Olivier Guez. D’une gravité plus marquée, Le boxeur polonais et Signor Hoffman en amènent l’éclatante confirmation.
Très court récit qui pourrait être le "rosebud" de toute l’œuvre, ce Boxeur polonais est d’abord l’histoire d’un numéro, 69 752, cinq chiffres tatoués sur l’avant-bras gauche du grand-père d’Halfon… Cinq chiffres autour desquels le vieil homme et l’enfant brodent d’abord des guirlandes d’histoires fabuleuses avant qu’un jour, quelques verres de whisky aidant, l’un se décide enfin à raconter à l’autre la vérité tragique de ces chiffres. Et comment, une nuit qui aurait pu être pour lui la dernière, au bloc 11 d’Auschwitz, celui qui était encore citoyen polonais fit la connaissance d’un boxeur compatriote et comment celui-ci lui sauva la vie.
C’est cette histoire, formatrice s’il en est, qui est aussi au cœur de Signor Hoffman, la première nouvelle, splendide, des six qui composent ce recueil. C’est comme un concentré de tout l’art d’Halfon. Un écrivain guatémaltèque est invité dans ce qui fut autrefois un camp de concentration (ou plus exactement sa réplique), en Calabre, pour évoquer la déportation de son grand-père. La fatigue du voyage, l’irréalité du monde feront de ce séjour un entre-deux éprouvant achevé par la descente de force verres de gin avec une jeune femme tandis que la télévision annonce la mort du comédien Philip Seymour Hoffman…
Tout chez Halfon est un peu de la même eau, indécise. Le Guatemala y est au mieux un point de départ, plus vraisemblablement un point de vue. Et si, dans les livres précédents, il y avait Belgrade, Antigua, Jérusalem ou New York, dans ceux-ci, voici la Pologne, l’Italie, le jazz à Harlem, une dérive qui pour être celle des continents et des sentiments est aussi celle des souvenirs. Cette fois-ci, le rire s’éloigne un peu, les jolies choses, la promesse des jambes des filles aussi. Et ce qui surgit au-devant de la scène, ce sont les ombres inquiétantes de l’Histoire, qui sont les mêmes ici et là, en Pologne et au Guatemala, et qui étendent sur les rêves des enfants de survivants une nuit d’angoisse diffuse, une vie sous la menace des monstres surgis de la mémoire. O. M.