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Opération « Blackwater » : le nouvel art du feuilleton

Dominique Bordes, directeur de Monsieur Toussaint Louverture, attentif au moindre détail. - Photo DR

Opération « Blackwater » : le nouvel art du feuilleton

De la sophistication de la couverture à la mobilisation du diffuseur, des libraires et des influenceurs, tous les ingrédients ont été pensés pour faire de "Blackwater" un best-seller. Monsieur Toussaint Louverture raconte cette aventure éditoriale et la stratégie spécifique de feuilletonnage qui accompagne la sortie de cette série tirée à plus de 100 000 exemplaires.

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Par Fanny Guyomard,
Créé le 16.02.2022 à 10h30 ,
Mis à jour le 16.02.2022 à 20h16

Avec Blackwater, Monsieur Toussaint Louverture est persuadé d'avoir trouvé la perle rare. Une saga générationnelle, écrite par l'écrivain américain Michael McDowell, mort en 1999, dont l'éditeur vient d'acquérir les droits en français et qui fera l'objet d'une diffusion atypique : six volumes publiés tous les quinze jours, entre le 7 avril et le 17 juin. « Un bouquin étonnant, une saga familiale du début du XXe siècle aux États-Unis qui tient en haleine, un portrait social sur la lutte de pouvoir avec des personnages attachants. Et une touche d'étrangeté et d'épouvante », argumente le libraire et auteur Grégoire Courtois, de la librairie auxerroise Obliques, l'un des premiers à avoir été mis dans la confidence.

Il y a quatre ans, Dominique Bordes, qui édite entre six et huit livres par an, achète les droits de Blackwater... sans l'avoir lu. Les critiques anglophones et les rééditions depuis 1983 suffisent à lui mettre la puce à l'oreille. C'est un livre grand public qui résiste au temps, retient-il lorsqu'il confie sa traduction à Yoko Lacour, repérée depuis quelque temps. Puis au fil de la lecture, surprise : « Quand je l'ai acquis, je pensais sortir un livre grand public. Mais je m'étais trompé : c'est une œuvre au-delà du genre de l'horreur, profonde et dense. C'est efficace et solide », débite-t-il, alors décidé à en faire un phénomène.

Se pose d'abord la question de publier les 1 200 pages en une ou en six fois, tel que l'avait voulu l'auteur et comme s'en inspirera Stephen King pour La ligne verte. Mais pas de janvier à juin : -Monsieur Toussaint Louverture presse le rythme sur une fréquence de quinze jours. « Les éditeurs français de La ligne verte, Librio, disaient que soutenir un intérêt sur six mois, c'est trop long », justifie Dominique Bordes, attentif à ce que la série soit entièrement disponible pour l'été. Car oublions la rentrée, saturée par les prix littéraires qui récompensent des auteurs vivants.

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Photo DR

 

En parallèle des sorties en ePub et en audio, il opte pour le format des « premiers poches de Stephen King, un peu plus trapus que les paperbacks originaux », et les destine au rayon poche des librairies - « celui où il y a le plus de passage » - et en littérature générale, « pour ne pas s'enfermer dans un genre ». Et pour attirer l'œil, il choisit l'illustrateur « le plus rock'n'roll » de sa sélection, l'Espagnol Pedro Oyarbide, à l'esthétique jeu de cartes punk. Contre 1 000 euros habituellement la couverture, le tarif grimpe à 3 000 euros. « Il fallait que chaque couverture forme un récit complexe, avec des détails cachés, mais que le tout constitue un ensemble », expose l'artiste. Ils gardent le titre original, jugé moins « plat » que « l'eau noire ».

Interpeller Netflix

Malgré les ruptures de papier, 118 000 exemplaires sont tirés en France - le plus gros tirage de Monsieur Toussaint Louverture - au prix de 8,40 €. Sans oublier les marque-pages, affiches et présentoirs. Et de proposer à un chasseur de têtes américain de Netflix de lire l'ouvrage... Dominique Bordes demande également au dernier éditeur américain d'envoyer des exemplaires à des influenceurs TikTok, après avoir observé que les internautes français sont sensibles aux avis des TikTokeurs étrangers. Il se rapproche également de journalistes et de libraires-écrivains comme Grégoire Courtois, qui jouent les porte-parole. Et d'ici avril, seront publiés sur Instagram des détails sur la fabrication du livre, son sujet et son auteur.

« La publication de Blackwater passe d'abord par faire exister Michael McDowell », tranche l'éditeur, qui a comme premier réflexe de lui créer une page Wikipédia en français. L'occasion de rappeler que l'auteur catalogué dans le genre de l'horreur a signé le scénario de Beetlejuice pour Tim Burton en 1988 et écrit l'adaptation filmique du roman de Stephen King La peau sur les os, en 1996. Dominique Bordes enquête sur sa vie, s'entretient avec Laurence Senelick, le dramaturge, professeur et compagnon de McDowell, avec son premier éditeur Robert Wyatt, achète des entretiens publiés aux États-Unis et rassemble le tout dans un livret envoyé aux journalistes et aux libraires.

Pour éveiller l'intérêt de ces derniers, son diffuseur et distributeur Harmonia Mundi colle sur les cartons d'office le teasing : « Un clan, une ville, une rivière, une inconnue... BLACKWATER, avril-juin 2022. » Dans ce colis de janvier, sont directement offerts les deux premiers tomes de la série qui devra être commandée en une seule fois auprès des représentants d'Harmonia Mundi. Des prospecteurs eux-mêmes échauffés depuis des mois, comme le retrace Anne Grégoire, la directrice des ventes : « On a commencé à parler du projet onze mois avant la parution pour distiller des messages auprès des équipes commerciales. »

La suite ? « Si les ventes ne démarrent pas, on pourrait faire de la publicité sous forme de tags. Il faut être souple et réactif », se projette l'éditeur, qui investit 40 000 euros en budget marketing. Son record.

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