La démarche n’est ni facile, ni naturelle. "Bizarre même", selon Lilya Aït Menguellet (Meura, à Lille), dans un métier où l’indépendance est brandie comme un étendard et où règnent des "forcenés de l’individualisme", renchérit Eric Dumas, le président de l’association Libraires du Sud et dirigeant de Lettres vives (Tarascon). Pourtant, la mutualisation a fait son chemin chez les libraires. Profession peu structurée où les acteurs se retrouvaient assez isolés il y a encore dix ans, elle dénombre aujourd’hui plus d’une vingtaine de groupements et d’associations actifs, de l’échelle locale au territoire national, et s’est même dotée de dispositifs communs de communication, de gestion et d’analyse des ventes.
Un mouvement qui témoigne, pour Xavier Moni, propriétaire de Comme un roman (Paris) et président du Syndicat de la librairie française (SLF), "de la manière dont les libraires ont vu leur environnement changer". Là encore, l’arrivée de gros concurrents en ligne et "l’avancée des nouvelles technologies, qui ont un coût, nous ont poussés à bouger et nous ont obligés à approfondir nos pratiques de mutualisation", confirme Jean-Michel Blanc, propriétaire de Ravy (Quimper) et président de Libraires ensemble. Des facteurs qui se sont conjugués aux difficultés financières des librairies et à l’émergence d’une nouvelle culture du collectif, notamment chez les jeunes libraires. "La recherche d’économies a rencontré une envie de travailler ensemble. Et cette intelligence de la nécessité s’est révélée bénéfique", analyse Lilya Aït Menguellet. Le mouvement reste cependant diversement répandu sur le territoire et ne touche pas tous les aspects du métier: s’il est des domaines où la mutualisation est courante, d’autres champs restent encore à défricher.
L’information et les compétences
Partager ses interrogations, ses réflexions, ses problèmes et ses solutions a constitué la première des mutualisations. "Ne pas se retrouver seule face à mes questionnements, surtout techniques, s’est révélé ultravital pour moi, qui ne venais pas de la librairie", se souvient Florence Veyrié, qui a appris par hasard l’existence des avis d’expéditions grâce à une réunion avec des éditeurs. Mais pour la fondatrice de La Maison jaune (Neuville-sur-Saône) et ex-présidente de Libraires en Rhône-Alpes, mutualiser les informations permet aussi de "faire avancer la réflexion sur le métier et ses pratiques, au quotidien comme pour l’avenir". Un besoin qui reste toujours prégnant. Lors de la création de la grande région Nouvelle-Aquitaine, l’association Librairies indépendantes en Nouvelle-Aquitaine (Lina) a procédé à un inventaire général des librairies qui a fait apparaître la nécessité de "se retrouver et de discuter plus régulièrement", souligne Stéphan Rocton, président de Lina et propriétaire de la librairie des Pertuis (Oléron). Depuis, l’association a mis en place des réunions de territoires et s’appuie sur des entreprises exemplaires sur certains points pour opérer des rapprochements. "Le but, c’est de créer une compétence commune élargie jusqu’aux petites librairies afin d’être forts sur nos bases et, ainsi, mieux faire valoir nos spécificités", assure Stéphan Rocton. A l’échelle nationale, Xavier Moni œuvre dans le même sens. "Nous avons intérêt à mettre nos meilleures pratiques dans un pot commun pour partager ce qui se fait de bien dans nos magasins. Cela passe par de la formation continue, mais aussi par la création de boîtes à outils ou, pourquoi pas, de courtes formations en ligne."
La communication
Autre domaine où la mutualisation est largement entrée dans les mœurs: la communication externe. "S’associer constitue un bon moyen de grossir et d’augmenter sa visibilité", plaide Lilya Aït Menguellet. Reste tout de même à accepter de fondre une partie de son identité dans un réseau plus large, une démarche parfois "compliquée", pointe Jean-Michel Blanc. Pionnière sur le sujet, Canal BD a réussi à transformer l’essai. "La marque Canal BD existe en tant que telle, mais nous avons tous nos singularités", observe Frédéric Porcile d’Esprit BD (Clermont-Ferrand) et adhérent depuis vingt ans au groupement spécialisé en BD. Par ailleurs, en développant un réseau, les libraires s’attirent les sympathies des clients, qui sont attachés à cette notion de collaboration et de complémentarité. "Travailler ensemble dans une même ville et s’afficher comme confrères représente la seule condition pour s’en sortir", estime Astrid Canada, directrice de Hall du livre (Nancy) et présidente de l’association Lire à Nancy. Autre avantage du réseau, "parler d’une même voix auprès des partenaires et des institutionnels et, ainsi, acquérir un plus grand poids", atteste Stéphan Rocton.
Les coûts
Matériel divers, sacs, transports, tarifs d’assurance, coûts bancaires, déplacements d’auteurs ou portails régionaux et plateformes Internet… La mutualisation est aussi un vecteur d’économies, qui permet en outre aux libraires, notamment de petite ou moyenne taille, d’accéder à des services et à des outils hors de leur portée s’ils restent seuls. La mise en commun des moyens, et des intelligences, a ainsi conduit à la création de plusieurs instruments d’analyse des ventes et de la gestion des stocks, comme à Canal BD, chez Libraires ensemble, qui a même poussé la mutualisation jusqu’à la création d’un outil de relation client, ou au SLF, qui a lancé il y a deux ans l’Observatoire de la librairie. "Ce sont des outils qui peuvent permettre de réaliser plusieurs milliers d’euros de gain sur les achats, signale Xavier Moni. De plus, grâce à l’observatoire, les libraires ont pris l’habitude, non de se comparer ou de s’uniformiser, mais de s’étalonner." Une habitude vertueuse puisque, selon Florence Veyrié, "les libraires qui ont accepté cette mutualisation dégagent de meilleures performances. C’est là son véritable sens."
Les négociations commerciales
C’est le chantier en cours, là où les libraires "n’y sont pas encore", regrette Xavier Moni. "De l’extérieur, c’est même étonnant qu’une profession ne parvienne pas à mutualiser ses achats et à faire pression sur ses fournisseurs. Or, cela reste le premier levier pour améliorer les comptes d’une librairie." Si cette mutualisation n’existe pas encore à l’échelle nationale, un groupement spécialisé y est toutefois parvenu. En négociant des remises communes, Canal BD permet à ses adhérents "d’augmenter visiblement leurs marges", témoigne Frédéric Porcile, ce que parviennent également à réaliser Initiales ou Libraires ensemble, mais uniquement sur des opérations commerciales ponctuelles. Plus innovant, Lina a négocié avec les cinq grands distributeurs et diffuseurs des relations commerciales plus équilibrées pour ses cent adhérents, qui passent notamment par l’instauration de remises planchers. Du côté de Libraires du Sud, des actions sont en cours pour négocier de "vrais tarifs mutualisés pour le transport", indique Eric Dumas.
Vecteur de professionnalisation des libraires, la mutualisation reste finalement un phénomène "encore assez neuf, qui mérite d’être rodé et n’a pas livré tous ses secrets", soutient Frédéric Porcile. Pour beaucoup de libraires, la nécessité d’aller plus loin s’impose, d’autant qu’ils font face à "une concentration de la diffusion et de la distribution", note Stéphan Rocton, qui ajoute: "Avoir des attitudes et des outils communs pour les mettre au service du livre avec l’éthique que nous sommes fixée, c’est se donner les moyens d’aller là où nous avons envie." Mais le collectif impose le partage dans la réflexion et la validation des idées, il prend donc du temps, celui du groupe.