Ce n’est pas encore le temps des jonquilles, mais le ciel a accordé une mi-carême météorologique : il fait très beau à Londres où l’on doit rencontrer l’auteure de Comment vivre Une vie de Montaigne… Sarah Bakewell a donné rendez-vous au café Costa en face de la sortie Eurostar, nous irons ensuite dans un endroit plus tranquille. Pour cette « blind date » littéraire, juste un SMS de notre part : « Echarpe rouge et un exemplaire de votre livre en main. » Aucune idée à quoi elle ressemble. D’après la succincte bio fournie par Albin Michel, qui la traduit pour la première fois en français, elle a travaillé au département des incunables de la Wellcome Library - la bibliothèque de médecine créée grâce à l’industriel philanthrope sir Henry Wellcome… On s’imagine un instant un bas-bleu, quelque avatar contemporain du cercle de Bloomsbury. Bonjour ! sourit une femme aux cheveux courts, à l’allure pratique, moins woolfienne éthérée que randonneuse sympathique. Ecrivain à l’air « normal »… Pourtant, normal va se révéler l’épithète la moins appropriée pour décrire le parcours de l’auteure d’un best-seller déjà disponible en italien, portugais ou coréen… Elle nous conduit à deux pas de la gare St Pancras, à la cafétéria de la British Library, l’une des bibliothèques dont elle a côtoyé les rayons durant les cinq années d’écriture de sa drôle de Vie de Montaigne, « plus un essai qu’une biographie, en vérité ». Née en 1963 à Bornemouth, Sarah Bakewell a eu une enfance pas tout à fait banale. Elle a 5 ans quand ses parents quittent le petit hôtel qu’ils tenaient sur la côte et partent en combi Volkswagen en Inde, avant de s’installer en Australie. « J’ai habité deux mois sur la plage à Goa, je pensais que tout le monde vivait de la même manière. » Après un dernier périple en Asie du Sud-Est (Fidji, Thaïlande, Indonésie, Malaisie), le père, qui deviendra libraire, et la mère, bibliothécaire, rentrent en Angleterre, et voilà Sarah réintégrée à 14 ans dans le cursus scolaire normal…

 

 

Ordinaire et imparfait

Et Montaigne dans tout ça ? Comment s’est produite sa rencontre avec l’écrivain français de la Renaissance ? Comme tous les coups de foudre : par hasard. « C’était en 1990, j’étais en Hongrie à l’époque, je n’avais rien à lire dans le train qui me ramenait de Budapest à Londres, j’avais trouvé au rayon littérature étrangère d’une librairie une édition américaine des Essais… » Que fabriquait-elle en Hongrie ?

 

« Je voulais écrire un roman. On m’avait prêté une maison dans un endroit perdu, je vivais dans des conditions très frustes, pas d’eau courante, des poulets partout, je devais couper du bois tous les matins pour me chauffer. » Le roman fut achevé mais jamais publié - « pas très bon, je ne suis pas douée pour la fiction », confesse Bakewell -, quant au compagnonnage fortuit avec Montaigne, il a engendré quinze ans plus tard un livre aussi divertissant qu’instructif ayant pour titre la seule question philosophique qui vaille pour l’honnête homme périgourdin du XVIe siècle. Concret, anecdotique, émouvant, drôle…, tout ce que l’ancienne étudiante de philo (elle avait choisi un sujet de thèse sur Heidegger) était loin de soupçonner : « En l’ouvrant dans le train, je pensais que j’aurais affaire aux souvenirs mondains d’un gentilhomme. » Rien de tout ça, ni de prêchi-prêcha moraliste. Comment vivre ? Et non, comment dois-je vivre ? C’est ce côté direct qui l’a séduite chez l’auteur des Essais, cette manière pratique d’aborder la condition humaine : « Pas de réponses abstraites. Montaigne nous donne tous les détails dont nous avons besoin pour toucher du doigt la réalité, et parfois plus qu’il ne faut. Il nous dit, sans raison particulière, que le melon est le fruit qu’il aime, qu’il préfère faire l’amour couché que debout, qu’il ne sait pas chanter, qu’il aime la compagnie enjouée et se laisse souvent emporter par l’étincelle d’une repartie. » La vanité, la bravoure, l’oisiveté, les phobies… Cent sept essais relatifs aux défauts comme aux vertus, aux grands mystères éternels comme aux petits maux du quotidien. Alors, comment vivre ? Sarah Bakewell tente vingt réponses : « Ne pas s’inquiéter de la mort », « Lire beaucoup, oublier l’essentiel de ce qu’on a lu », « Survivre à l’amour et à la perte », « S’arracher au sommeil de l’habitude », « Faire du boulot sans trop », « Etre ordinaire et imparfait »… Tour à tour libraire, bibliothécaire - elle a même décroché un diplôme en intelligence artificielle -, écrivaine, Sarah Bakewell, comme l’auteur des Essais, aime les voyages. Tout travail sur soi se déploie pas à pas. La vérité demeure élusive, et sinueux le chemin qui l’y mène, il faut « laisser la vie répondre d’elle-même ». Pourquoi Montaigne ? Les affinités ne s’expliquent pas. Parce que c’est elle, parce que c’est lui.
Sean J. Rose

Sarah Bakewell, Comment vivre ? Une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponses, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Albin Michel, 400 p. ISBN : 978-2-226-24693-6. Sortie le 3 avril.

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