Les dates de la vie de Natsume Sôseki, 1867-1916, recoupent presque exactement celles de l’ère Meiji, 1867-1912, règne de l’empereur Mitsuhito, lequel fit passer son pays de l’époque féodale à l’ère moderne en l’ouvrant sur l’Occident, ce que ne lui ont jamais pardonné les traditionalistes.
On peut considérer Sôseki comme le premier écrivain du Japon contemporain. Angliciste, ayant vécu à Londres, succédé à Lafcadio Hearn à la chaire de littérature anglaise de l’université de Tokyo (la nouvelle capitale), citant volontiers Mary Shelley, George Meredith ou Oscar Wilde, il est à la tête d’une œuvre diverse et vaste, reconnue de son vivant même : son roman Je suis un chat, écrit en 1905-1906, connut un succès exceptionnel. Lui avait tendance à se considérer avant tout comme un poète, auteur de haïkus admirés. C’était aussi un très bon peintre.
On comprend mieux maintenant la singularité d’Oreiller d’herbe ou Le voyage poétique, paru en 1906, qui est un peu la quintessence de l’art de Sôseki. C’est un roman où il ne se passe pas grand-chose : un jeune homme de 30 ans, à la fois poète et peintre, cultivé, part un jour de Tokyo à pied, s’aventurant sur des sentiers de montagne, "en quête d’impassibilité". Dans une maison de thé, une vieille femme l’aiguille vers Nakoi, une station thermale déserte - on est au printemps 1905, en pleine guerre russo-japonaise - où seule est ouverte l’auberge Shioda. Le narrateur s’y installe, fait la connaissance du propriétaire, un vieux veuf collectionneur, de sa fille, Nami, "la femme au chignon en éventail", décrite par tous comme "dérangée", et des moines du temple zen voisin Kankaiji dont l’un des plus jeunes, Kyuîchi, partira pour la guerre, en train. Retour au "monde réel, celui où l’on voit des trains". Entre le héros et Nami, un peu de séduction, quelques joutes verbales, rien de plus. Mais, à la fin, il sera en mesure de faire son portrait.
A un moment, au cours d’une des nombreuses digressions "théoriques" du livre, également truffé de nombreux poèmes et haïkus, l’écrivain explique que, dans un roman, l’intrigue n’a aucune importance, et qu’on peut le lire sans aucun ordre logique. Non sans humour, il songeait sans doute à son propre roman, cet Oreiller d’herbe sur quoi reposer sa tête lorsque le monde alentour se fait trop agressif. Quant à l’histoire, pas de souci : elle est retracée par 28 peintures d’artistes différents, toutes superbes, qui scandent le récit. Aucune, en revanche de Natsume Kinnosuke, le vrai nom de Sôseki. Dommage. J.-C. P.