C’est le genre de choses dont on sait qu’elles existent. On ne sait pas quand on en a entendu parler pour la première fois, on y est habitué, et de temps en temps, on prend cinq minutes pour parcourir un article sur la question, vraisemblablement à l’occasion d’une frappe un peu plus mortelle que les autres au Pakistan, ou de la destruction d’un stock de munitions au nord du Mali. On sait vaguement que des pilotes civils contrôlent ces gros bourdons (drone en anglais) depuis un coin désert de l’Occident.
On sait moins que depuis 2008 les frappes de drones se sont intensifiées dans les régions tribales du Waziristan, tuant 2 500 personnes, dont jusqu’à 30 % de civils ; et, surtout, que leur efficacité dans la lutte antiterroriste reste à démontrer. Grégoire Chamayou, qui retrace précisément la dronisation de l’armée, rapporte une blague révélatrice : «Quand la CIA voit trois types en train de faire de l’aérobic, elle croit que c’est un camp d’entraînement terroriste. »
Car malgré leur belle réputation de « frappes chirurgicales », les drones ne sont anodins ni dans leur effet ni, et c’est là l’enjeu de Théorie du drone, dans ce qu’ils impliquent au niveau philosophique. Comment définir, en effet, une guerre qui se déroule non seulement de façon asymétrique, mais sans mettre en présence des combattants ? Comment peut-on appeler une mise à mort télécommandée et systématique qui intervient après une traque ? Que devient alors la différence entre la guerre et la chasse, le fait d’armes et le meurtre ? Chamayou pousse la logique plus loin, avec le même objectif de philosophie politique qui était déjà à l’œuvre dans Les chasses à l’homme (La Fabrique, 2010). Convoquant aussi bien Hegel que Benjamin, il pose un problème moral plus général : c’est la valeur intrinsèque de la vie humaine qui est mise en cause. De là, tout « l’éthos militaire » est en crise. Celui-ci avait en effet «ses vertus cardinales : courage, sacrifice, héroïsme. […] Tuer par le drone, écrabouiller l’ennemi sans jamais risquer sa peau, apparaît comme le summum de la lâcheté et du déshonneur. » Dans toutes les règles de la guerre, « le drone perturbe les catégories disponibles au point de les rendre inapplicables».
Le drone fait donc « imploser » les notions utilisées pour penser la guerre, mais aussi l’Etat. La frontière, le front sont remplacés par des zones de frappes perpétuellement redéfinies. La déclaration de guerre, qui a toujours impliqué l’adhésion des citoyens qui devaient prendre les armes, devient un paramètre des robots à configurer. Face à eux et à leur autonomie grandissante, c’est l’idée même de responsabilité qui est mise à mal : qui serait coupable d’un drone devenu fou ? L’informaticien ? Le constructeur ? L’état-major ? Nulle conscience subjective ne tient contre des algorithmes. Avec le recours aux drones, de plus en plus convoqués dans la vie civile, dit l’auteur lecteur de Foucault, c’est le pouvoir qui se cache dans une cape d’invisibilité, d’ubiquité inatteignable. La vertu de ses intentions n’est alors plus que secondaire. Fanny Taillandier