Depuis son premier roman, Je marche sous un ciel de traîne, paru en 2000 chez Verticales, auquel elle est toujours restée fidèle, les livres singuliers de Maylis de Kerangal séduisent à la fois la critique et le grand public. Plusieurs d’entre d’eux, Réparer les vivants, Corniche Kennedy et Naissance d’un pont, actuellement en tournage, prolongent leur vie au cinéma. Les bibliothécaires en font régulièrement leurs coups de cœur et invitent l’auteure à venir dans leurs établissements à la rencontre des lecteurs. L’écrivaine explique pourquoi elle a accepté de présider le jury du 8e grand prix Livres Hebdo des Bibliothèques francophones. Elle évoque les liens qu’elle entretient depuis l’enfance avec les bibliothèques et explique comment son expérience d’éditrice nourrit aujourd’hui son travail d’écriture.
Maylis de Kerangal - Cela constitue un juste retour des choses, une façon de saluer ces lieux et le travail de fond effectué par les bibliothécaires qui contribuent à faire connaître les livres. Leur attention me touche d’autant plus qu’elle est détachée de toute considération commerciale et de tout calendrier littéraire. La bibliothèque est un véritable outil de diffusion, dont la singularité est d’être un lieu d’accès libre et gratuit dont le livre et sa découverte constituent le centre de l’activité. Je prends toujours le temps de visiter les bibliothèques dans lesquelles je suis invitée. Les livres qui sont présentés sur les tables avec des notes de lecture ne sont pas ceux des stars des librairies, mais ceux d’auteurs moins connus. Les bibliothèques sont des endroits où tous les livres ont leur chance. Pour un écrivain, être sélectionné par une bibliothèque est une chose importante. Je trouve toujours cela émouvant de voir des gens se rendre dans un endroit précis pour y lire, et parfois pour y vivre un peu aussi. Les bibliothèques sont de plus en plus belles et sont devenues des lieux de vie où l’on fait bien plus que consulter des ouvrages.
Elles m’évoquent des souvenirs d’enfance très forts, car c’est dans la bibliothèque municipale du Havre que j’ai eu mes premières émotions de lecture. Quand j’avais 6 ans, ma mère nous y laissait une fois par semaine pendant une heure ou deux, mes frères et sœurs et moi. Je ne sais pas si c’était le fait d’être dans un lieu public sans le contrôle d’un adulte ou d’avoir tous ces livres à disposition parmi lesquels on pouvait se servir librement, mais j’éprouvais un sentiment de liberté intense. J’avais le cœur qui battait. C’est là que j’ai noué un rapport très fort à la lecture qui reste pour moi liée à une forme de liberté. Encore maintenant, quand je passe devant cette bibliothèque, je retrouve une émotion liée à cette époque. Depuis, j’ai entretenu un rapport continu avec les bibliothèques. Je les ai fréquentées en tant que lycéenne, puis étudiante. Ensuite, mon travail d’éditrice de guides de voyage m’a conduite à faire beaucoup de recherches dans les archives. Aujourd’hui, je m’y rends en tant qu’écrivaine, et c’est un lieu de rencontre et d’échange avec les lecteurs mais aussi avec les bibliothécaires car il y a toujours un moment privilégié avec eux qui me permet d’entrer dans les coulisses de leur métier.
Je continue à lire sur papier. Mon rapport à la littérature passe par l’objet livre. L’écriture et la lecture sont deux activités totalement connectées l’une à l’autre que je ne sépare pas. Je lis et je rassemble des livres pour pouvoir écrire les miens.
Cette expérience a eu une influence finalement plus importante que je n’ai pu le penser pendant longtemps. De même que le fait d’avoir eu une formation universitaire en sciences humaines plutôt qu’en littérature. Par exemple, en tant qu’éditrice de guides de voyage, je construisais des parcours, j’avais une proximité forte à l’espace, au territoire. Or mes livres sont souvent construits comme des trajectoires. Il y a toujours une forme de mouvement. On va d’une rive à l’autre, on entre dans le corps de quelqu’un. De même, mon travail sur les documentaires pour la jeunesse a fait bouger mon écriture et leste mon travail d’une empreinte particulière. Et le fait d’avoir travaillé dans l’édition m’a donné une compréhension des étapes de fabrication d’un livre, des problématiques d’un éditeur. Cela me donne une forme de souplesse maintenant que je suis de l’autre côté de la barrière. Par exemple, je ne rends jamais un texte en retard car je sais très bien quelles sont les conséquences.
Chaque éditeur a sa personnalité. Certains, par exemple, considèrent que le texte d’un auteur est une manne à laquelle on ne va pas toucher. Chez Verticales, le travail se fait en deux temps. Il y a d’abord une lecture émotionnelle, littéraire, puis une fois qu’on a décidé que cela deviendrait un livre, une lecture attentive, profonde du texte. Une façon de l’interroger, d’approfondir certains points, de soulever des hypothèses qui n’avaient pas été envisagées. J’apprécie cette étape d’attention privilégiée portée à mes textes, qui n’est jamais escamotée. Il est rare que les éditeurs prennent ce temps.