Trouver du nouveau
« Ce qui surprenait chez Maurice Nadeau, c’était sa jeunesse, qui semblait ne jamais devoir faiblir. […] Sa vitalité m’étonnait ; en plus de passer par sa haute stature, elle apparaissait dans son expression, une manière toute à lui, directe et pour le moins peu ampoulée ; et surtout dont le vocabulaire ni la syntaxe n’avaient rien de désuet. Je m’imaginais les décennies passant, et sa jeunesse éternelle se réadaptant au fur et à mesure aux transformations de la langue orale. Je me suis toujours dit que cela était indissociable du rôle de découvreur en littérature qu’il s’était donné. Son exaltation d’éditeur consistait plus à trouver du nouveau, de jeunes auteurs, des auteurs de trente ans, pourrait-on dire, depuis qu’il avait trente ans et dont il portait les premiers textes sur la scène littéraire, qu’à suivre le cheminement d’un auteur mûrissant son travail. […] Ce travail de découverte, sans lequel il n’entendait pas vivre, était sa fontaine de jouvence. »
Emmanuelle Pireyre, prix Médicis 2012 pour Féerie générale (L’Olivier), dont les deux premiers romans ont été publiés chez Nadeau.
Le premier d’entre tous
« En 66, les seuls types fréquentables de l’hypokhâgne de Louis-le-Grand lisaient La Quinzaine littéraire. C’était un drôle de journal, le seul à mettre en Une des photos d’Althusser, Lacan, Sollers, Barthes ou Derrida, et ça nous plaisait. J’avais 17 ans. Quelques années plus tard, j’ai osé proposer mes services à Nadeau. Il accepta mes articles en grognant. Je pris cela comme un encouragement. A l’époque, il m’impressionnait tellement que je n’osais pas lui parler. Les livres qu’il publiait dans sa collection étaient les seuls dont je guettais la sortie. Le temps a passé, nous ne nous parlions toujours pas, c’était trop tard, sans doute. J’étais maintenant salarié dans une maison d’édition et je continuais à l’admirer, de loin. Parfois, quand j’hésitais à publier un livre, je pensais : “Qu’aurait fait Nadeau ?? Je n’ai toujours pas compris pourquoi cet éditeur, à mes yeux le premier d’entre tous, a été mis à la porte par Julliard et Gallimard. »
Olivier Cohen, P-DG des éditions de l’Olivier
La lecture, une morale de vie
« Il faisait confiance aux jeunes, c’était un trait profond de sa personnalité. C’était un être très délicat, à la fois moralement, intellectuellement et psychologiquement, quelqu’un de très curieux de l’autre. Il se mettait toujours sur un pied d’égalité avec les êtres avec qui il travaillait, jamais en état de supériorité. […] Avoir rendez-vous avec Maurice, c’était un rituel. J’ai ressenti la même chose qu’avec Marguerite Duras. J’arrivais le cœur battant chez lui, dans son petit appartement derrière le Luxembourg. Quand je ressortais, ma batterie personnelle était rechargée, j’avais envie de danser dans la rue. La leçon qu’il ne nous donnait jamais mais que nous retenions à chaque rendez-vous : la lecture est un temps suspendu, pas un temps retranché à la vie, mais un temps ajouté, une morale de vie. Maurice, du haut de sa stature, avec son itinéraire, sa fidélité à ses principes, tout ce qu’il nous lègue, n’a jamais essayé d’écraser, de dominer les différentes générations. Et, alors qu’il avait 102 ans, c’est un frère que l’on perd. »
Laure Adler, journaliste et écrivaine, auteure avec Maurice Nadeau des entretiens : Le chemin de la vie (Verdier-France Culture, 2011).
Cet immense petit éditeur
« Il est donc mort au boulot, à 102 ans, cet immense petit éditeur - talent immense, petits moyens - qui fut aussi pendant 70 ans l’un de nos meilleurs critiques. Lecteur boulimique, découvreur acharné, superbement étranger aux modes et aux opportunismes commerciaux, et du même coup toujours au bord de la faillite. Je l’ai connu en 1987. Nous avons fait neuf livres ensemble : mes quatre premiers bouquins perso et cinq traductions. Il a accueilli dans sa Quinzaine, pendant six ans, mes Coups de langue. Il fut le seul éditeur français assez fou pour publier l’étrange et flamboyant Georges Cheimonas, puis Màrios Hàkkas, maître méconnu de l’humour noir. J’ai admiré l’éditeur exemplaire, son respect de l’auteur et du traducteur ; j’ai aimé l’homme, sa modestie sans défaut, sa droiture, son humour, son flair pour juger non seulement les auteurs, mais les hommes. […] »
Michel Volkovitch, traducteur du grec et auteur.
Il ne se prenait pas au sérieux
« Maurice Nadeau, pour moi, ce sont d’abord Les Lettres nouvelles, la revue et la collection, où j’ai eu la chance de travailler très jeune, dans les années soixante-dix […]. Ce fut un apprentissage magnifique, dans un climat de stimulation intellectuelle permanente, d’exigence et de confiance chaleureuse. Nadeau était déjà un immense éditeur à l’époque, il publiait Perec, Gombrowicz, Coetzee, Jean Rhys, John Berger, Leonardo Sciascia. Personne ne lui tressait encore de couronnes. Ces dernières années, l’homme qui pouvait autrefois se montrer ombrageux avait acquis une hauteur souveraine, une liberté intérieure qui faisait du bien. Il était vif et drôle, d’un humour délicieusement ravageur. Car s’il me parlait volontiers de son riche passé, de ses engagements, des écrivains qu’il avait connus et publiés, il avait une qualité rare : il ne se prenait pas au sérieux. »
Dominique Autrand, éditrice chez Albin Michel.
Il incarnait les livres
« J’ai eu la chance de rencontrer Maurice Nadeau en mars dernier. L’histoire de la maison Buchet-Chastel, et surtout du domaine étranger est si intimement liée à lui que cette rencontre s’est imposée comme une évidence […]. Il m’a accueillie avec une générosité et une curiosité incroyables : nous avons échangé trois heures durant, dans le dédale de livres qui l’entourait. Sa vivacité, son infaillible mémoire et la grâce avec laquelle il circulait - physiquement et mentalement - à travers ce siècle de littérature qu’il a tant contribué à faire vivre m’ont soufflée. Cet homme incarnait littéralement tous les livres qu’il avait publiés. »
Juliette Ponce, directrice éditoriale du domaine étranger de Buchet-Chastel