Petite femme est un premier roman d’une tension perturbante chargée d’informulables secrets, mais traversé aussi par moments d’une sensualité solaire. C’est l’histoire d’une famille: un couple, Giorgio et Silvia, et leur fille unique, Maria, qui a grandi jusqu’à 9 ans à Rabat où le père italien était diplomate. Dès le début, le lecteur sait que Maria a subi des abus incestueux. Puis très vite, on est à Rome, le père est mort - on saura comment beaucoup plus tard -, et Maria, 13 ans, vit désormais seule avec sa mère. C’est cette dernière à présent qui va raconter à la première personne l’amour terrorisé qu’elle porte à sa fille aux humeurs instables, oscillant entre hargne et silence.
Le roman s’articule autour d’un déjeuner auquel la mère a convié son nouveau compagnon qui rencontre pour la première fois l’adolescente. Anna Giurickovic Dato décrit avec une grande acuité l’ambiguïté de ce moment où tout va déraper. Où Maria entraîne l’amant de sa mère dans une parade de séduction. Silvia, incapable de réagir, fuit l’insupportable en se réfugiant dans les souvenirs de cette époque, quand, expatriée dans un Maroc de privilégiés, elle se persuadait qu’elle avait bâti une famille "solide, saine et pleine d’amour", n’écoutant pas les signaux d’alerte - les comportements alarmants de son enfant, son agressivité et son repli -, ignorant les pressentiments vis-à-vis d’un mari adoré, aussi rassurant qu’indéchiffrable.
Face au jeu trouble entre sa fille qui "cherche des attentions déplacées" et l’amant dans la voix de qui Silvia reconnaît "le chant embarrassé d’un homme devant un corps nu et juvénile", la mère reste tétanisée, sans réaction, spectatrice anesthésiée. Comment interpréter le regard méprisant que Silvia croit voir dans les yeux de sa fille, l’effroi coupable qu’elle ressent devant cette enfant hostile qui prend "l’air d’une petite sorcière malicieuse" ? Petite femme avance crûment et sans certitude sur cette frontière entre innocence et perversité. Véronique Rossignol