Livres Hebdo : Pourquoi cet imposant Dictionnaire amoureux de la philosophie (1) ?
Luc Ferry : C'est l'aboutissement de cinquante années de travail, d'où son aspect volumineux... Il fallait, comme on dit chez moi, « faire tenir la dinde dans le marron ». Hegel disait que philo-sopher c'est « saisir son temps dans la pensée ». C'est ce que j'ai voulu faire dans ce livre en faisant le lien entre les grandes questions qui agitent l'époque et l'histoire de la philosophie.
Qu'est-ce qui caractérise l'époque ?
L. F. : Trois traits fondamentaux, qu'il faut penser philosophiquement : d'abord ce que j'ai appelé la « révolution de l'amour », c'est-à-dire la naissance de la famille moderne fondée sur le mariage d'amour, ensuite la mondialisation, et enfin la troisième révolution industrielle, celle des biotechnologies, de la robotique et de l'intelligence arti-ficielle.
A qui destinez-vous cet ouvrage ?
L. F. : D'abord à mes filles, ensuite à mes amis, enfin à tous ceux qui me lisent déjà et peuvent venir m'écouter dans mes cours ou mes conférences. Je suis un passionné, et quand j'explique quelque chose à des gens que j'aime ou que j'estime, il n'y a pas de raison que cela n'intéresse pas aussi les autres. J'ai voulu rendre clairs des concepts extrêmement difficiles, mais sans jamais rien trahir ni concéder à la facilité.
Avec l'idée d'améliorer la vie des gens ?
L. F. : Je ne suis pas un philosophe du bonheur mais du sens. Vous ne pouvez pas expliquer le « schématisme » chez Kant ou la « connaissance du troisième genre » chez Spinoza sur un coin de table, dans un café philo. Il y a dans la philosophie comme dans la musique une réelle technicité. Tout le monde chante et pense, mais tout le monde n'est pas Bach ou Spinoza. La philosophie n'enseigne pas le bonheur, mais peut conduire à la sagesse et au sens. Ce n'est pas la même chose.
Mais la multiplication des ouvrages sur le bonheur correspond bien à quelque
chose ?
L. F. : Il y a aujourd'hui une confusion funeste entre la quête du bonheur que la psychologie positive prétend vous vendre en quinze leçons et la quête de la sagesse, de la vie bonne et du sens. La psychologie positive est -devenue populaire parce que nous avons vécu en Occi-dent l'effondrement des grands récits religieux et politiques. Quand les grands récits s'effondrent, il reste le souci de soi, de son bien-être, de son nombril. La psychologie positive joue sur le narcissisme contemporain comme sur l'idée que nous sommes responsables de nos états d'âme. Dans cette recherche effrénée du bien-être, même l'altruisme devient égoïste : faire une bonne action, demander pardon, exprimer une gratitude deviennent des moyens d'enrichir son bien-être.
La philosophie que vous défendez ne profite-t-elle pas de ce malentendu ?
L. F. : Beaucoup de gens confondent en effet vie bonne et bonheur. En réa-lité, la philosophie répond à trois questions. Celle de la vérité, de la connaissance de notre terrain de jeu, c'est-à-dire du monde. Ensuite, celle des règles du jeu que nous devrions suivre : c'est la philo-sophie morale et politique. Enfin, celle du but du jeu, du sens et de la vie bonne pour les mortels. Beaucoup de gens confondent bonheur et vie bonne. Le bonheur peut être une des conceptions de la vie bonne, mais il y en a bien d'autres comme l'honneur, la liberté ou l'amour par exemple, qui ne nous rendent pas forcément toujours heureux.
Vous avez écrit sur la vie réussie...
L. F. : Ce qui n'a rien à voir avec le bonheur. Je n'ai jamais écrit de livre sur le bonheur, et pour tout vous dire, je considère que c'est l'idée la plus stupide de l'histoire de l'humanité. D'abord parce que personne n'est -capable de le définir, donc de le penser, et qu'ensuite, même si on y arrivait, on verrait que notre bonheur dépend de toute façon avant tout des autres, du réel et de la chance. Nous avons des moments de joie, de sérénité, mais le bonheur comme un état durable est une illusion dont il vaut mieux se garder si l'on ne veut pas sombrer dans le malheur et la culpabilité.
Plutôt en parlant de la mort ?
L. F. : Schopenhauer l'a très bien dit : si nous n'étions pas mortels, les philosophies et les religions n'existeraient tout simplement pas. La reli-gion répond à la question de la mort par la foi et par Dieu, la philosophie y répond sans foi et sans Dieu, c'est une spiri-tualité laïque. C'est le fin mot de ce dictionnaire. Qu'est-ce qui nous sauve, qu'est-ce qui donne un sens à nos vies si nous -refusons de passer par la foi et par Dieu ?
Que faut-il pour bien philosopher ?
L. F. : Pour être philosophe aujour-d'hui, il vaut mieux connaître le grec et l'allemand pour lire les grands -auteurs, mais aussi l'économie et la biologie qui sont le fond du réel. L'économie et la science posent les questions que les philosophes doivent penser. La plupart des mes collègues vivent encore dans la IIIe République. Or aujourd'hui, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, on va pouvoir modifier l'espèce humaine grâce au sécateur d'ADN qui coupe et colle les gênes aussi facilement qu'un traitement de texte : voilà l'exemple même d'une question parmi tant d'autres que la philosophie contemporaine devrait penser.
C'est pourtant la psychologie positive qui tient le dessus du panier.
L. F. : La psychologie positive envahit l'Europe avec son modèle néolibéral selon lequel tout dépend de vous. Si vous êtes heureux vous serez plus performant dans l'entreprise. On comprend pourquoi Martin Seligman, le fondateur de la psychologie positive, est financé à coups de millions de dollars par de grandes entreprises américaines. Le psychologue n'est plus en charge des gens malades, il s'occupe des gens « normaux » pour augmenter leur bien-être, afin de les rendre plus performants. Il s'agit là d'une idéologie chimiquement pure au sens de Marx, c'est-à-dire une illusion dominante dont l'arrière-fond est que vous êtes responsable de vos malheurs comme de vos bonheurs, car ce qui compte, ce n'est pas le réel, mais le regard que vous portez sur lui. Je pense exactement l'inverse. Nos joies et nos peines dépendent de la chance, des autres et du réel. La philosophie doit nous aider à le comprendre. C'est là aussi le pari de mon dictionnaire.
Un pavé amoureux... et polémique
D'« absolu » à « vérité », Luc Ferry balaie le champ philosophique avec une méthode bien rodée. Pour chaque notion, ce spécialiste de Kant et de la pensée allemande donne une défi-nition - c'est la fonction première d'un dictionnaire - qu'il resitue -ensuite au cœur des interrogations actuelles. Selon les trois grands axes choisis - la sagesse, la vérité et l'éthique -, l'ouvrage se déploie sous la forme de petits essais destinés à faire comprendre les enjeux d'un XXIe siècle certes perturbant, mais passionnant. Pour cela, Luc Ferry use d'un style limpide sans renoncer à ses convictions -lorsqu'il aborde par exemple le terme « modernité » avec certains de ses collègues qui n'y voient qu'une forme du déclin. « Tout n'est pas faux, bien sûr, dans leur -diagnostic, mais pourquoi, à l'instar de la "conscience malheureuse" que décrivait si bien Hegel, ne voir dans l'histoire que ce qui s'effondre et meurt, jamais ce qui surgit et prend vie ? » Dans ce pavé amoureux, le philosophe ne fait pas taire le polémiste.
Dictionnaire amoureux de la philosophie
Plon
Tirage: Tirage : NC
Prix: Prix :30 euros ; 1 600 p.
ISBN: 978-2-259-21111-6