D’un côté, Cédric Villani, 44 ans, mathématicien lauréat en 2010 de la célèbre médaille Fields (le "Nobel des mathématiques"), directeur de l’institut Henri Poincaré et, depuis un an, député LREM de l’Essonne. De l’autre, Edmond Baudoin, 76 ans, dessinateur de bande dessinée majeur, auteur d’une œuvre multiple aux performances commerciales souvent modestes mais largement reconnue pour sa puissance et sa singularité. Attelage improbable? Sans doute. Mais les deux auteurs ont fait un galop d’essai en 2015 avec Les rêveurs lunaires : quatre génies qui ont changé l’histoire (Gallimard). L’album rassemblait les portraits de Werner Heisenberg, Alan Turing, Leó Szilárd et Hugh Dowding, quatre scientifiques dont les recherches ont marqué l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Cette fois, le rapprochement des deux personnalités donne naissance à une œuvre de science-fiction beaucoup plus ambitieuse, et à un des albums de bande dessinée les plus excitants parmi ceux parus depuis le début de l’année.
Dans un univers lointain et un futur indéterminé, une planète sans véritable nom, HIX 719563c, a vu émerger dans son atmosphère corrosive au climat tempéré, à la faveur d’une sorte de bombardement électromagnétique, une forme de vie essentiellement informatique: des cellules, des réseaux, des masses de matières interagissant au fil de réactions chimiques et magnétiques, et finalement des types d’humanoïdes. Façonnés à l’image des humains sans en avoir… l’humanité, ces androïdes, ces robots ont mis en place une organisation politique et sociale autoritaire sur leur nouvelle terre, New Earth, sur laquelle les références à l’histoire et à la culture des Terriens sont prohibées.
Or voici qu’y surgissent des rebelles, cherchant à se réapproprier le patrimoine terrien. Ils ont pour figure de proue une chanteuse du nom de Mama Béa Tekielski - toute ressemblance avec l’auteure-compositrice-interprète de la chanson Ballade pour un bébé robot (1978) n’est pas fortuite. Sur leurs traces, deux enquêteurs. North aborde la traque par la face historique, se réappropriant peu à peu la culture de l’humanité (on réfléchira sur les notions de nationalité). Quang 1 suit la voie scientifique (on saura ce que sont la cryptographie quantique ou la constante de Méchain). Mais toutes les routes, au long desquelles les auteurs s’interrogent sur le système politique, le rôle de la culture et le sens de la vie, les mènent au même doute existentiel.
Graphiquement, Baudoin signe là une œuvre exceptionnelle, certainement la plus riche de sa carrière. Délivrant, entre autres, des clins d’œil à Chagall ou à Hugo Pratt, il semble, malgré son trait si différent, s’être approprié toute l’œuvre de Druillet (Les 6 voyages de Lone Sloane, Delirius…) pour délivrer ce cantique poétique et mathématique, philosophique et politique. Fabrice Piault