Après l'euphorie de 2021, le marché des littératures de l'imaginaire a renoué en 2022, comme l'ensemble du marché du livre, avec une certaine forme de normalité. Les 15 % de progression en valeur entre août 2021 et juillet 2022 (données Gfk) sont à ce titre trompeurs : la croissance s'est concentrée sur la fin de l'année dernière, suivie d'un décrochage assez net à partir de février. L'activité s'est « beaucoup resserrée depuis le début de l'année », confirme Gilles Dumay, directeur d'Albin Michel Imaginaire. Chez le leader Bragelonne, absorbé par Hachette Livre en février dernier, la directrice des publications Claire Renault-Deslandes relève aussi la « baisse de la fréquentation » des points de vente tandis que Jérôme Vincent, patron d'ActuSF, pointe « la fragilité de l'édition indépendante avec de belles mises en place, mais aussi des retours importants ».
Ces signaux conjoncturels ne sauraient masquer la montée en puissance structurelle de l'imaginaire. Bien qu'encore parfois considéré comme un « mauvais genre », il est celui que les 7/25 ans placent en tête de leurs lectures de romans selon une étude du CNL parue en mars. Segment d'avenir, l'imaginaire mobilise ses forces vives : chaque année en octobre Le Mois de l'Imaginaire met en lumière la richesse de la production et, un peu partout en France, apparaissent de nouvelles librairies spécialisées (à Rouen, Foix, Rennes, Bordeaux ou encore Strasbourg rien que cette année). Plusieurs festivals (L'Ouest Hurlant à Rennes, Hypermondes à Bordeaux) ont aussi vu le jour récemment, tout comme ne cessent d'essaimer de nouvelles offres éditoriales.
Gommer les frontières du genre
Cette vitalité n'est pas sans effet sur les contours même de l'imaginaire, désormais envisagé de la manière la plus large possible. Si la toute récente maison d'édition Le Labyrinthe de Théia, lancée en août, défend une ligne inclusive et ouverte à la diversité, d'autres à l'instar d'Argyll conçoivent l'imaginaire comme « un outil essentiel à notre réalité ». Plusieurs généralistes, sous couvert de spécialisation, tendent eux aussi à gommer les frontières avec la littérature blanche : après une éclipse de près de vingt ans, Rivages relance une collection dédiée, « Rivages/Imaginaire », avec l'ambition de toucher un public dépassant les seuls initiés. Pour ne se fermer aucune porte, le logo de la collection, « futuriste mais pas trop » selon son directeur Valentin Baillehache, ne sera pas visible sur les couvertures.
Au Rayon Imaginaire, nouveau label hébergé chez Hachette Heroes, l'éditrice Brigitte Leblanc cherche également à « dépasser le masque du genre ». Le Rayon Imaginaire a opté pour des couvertures sobres et blanches et revendique une ligne engagée. « L'imaginaire n'est pas une simple littérature de distraction, c'est un prétexte pour parler de liberté, de société ou encore de politique », détaille Brigitte Leblanc. Au second semestre, le label publie notamment Golden Age de Fabrice Colin et Le temps des sorcières d'Alix E. Harrow, déjà autrice à succès avec Les 10 000 portes de january, premier titre paru au Rayon Imaginaire fin 2021. Tout aussi « favorable à la sobriété des couvertures », Davy Athuil, fondateur du label Mu chez Mnemos, place au même niveau imaginaire et littérature blanche. « Si nous développons Mu, c'est pour donner à entendre des voix singulières à la patte littéraire affirmée », affirme-t-il. L'éditeur publie notamment le premier roman Antoine Ducharme, L'âme du chien.
Dragons et engins spatiaux
Cette porosité entre les genres aura-t-elle des conséquences sur le prix des ouvrages ? « En tant qu'éditeur d'imaginaire, nous faisons de la littérature populaire adulte, donc moins chère que la littérature blanche, rappelle Mireille Rivalland, directrice littéraire de L'Atalante. Si le polar a su monter en gamme pour rattraper les niveaux de prix de la blanche, c'est moins le cas de nos littératures. » En réalité, l'imaginaire s'embarrasse de moins en moins de catégories : c'est dans sa collection de littérature générale « Domaine français » et non en « Exofiction », réservée à la SF et à la fantasy qu'Actes Sud a par exemple publié en août le premier roman de science-fiction de Laurent Gaudé, Chien 51. C'est aussi pour « parler au plus grand nombre » que Pocket Imaginaire a lancé en début d'année son label « Les étoiles montantes de l'imaginaire ». « Nous sélectionnons dans l'abondance de la production des ouvrages accessibles aux lecteurs peu familiers du genre, décrypte Charlotte Volper, directrice éditoriale. Par exemple, un auteur comme David Bry mélange thriller et fantastique, les lecteurs n'arrivent pas en terre inconnue. »
Au-delà des initiatives visant à décloisonner le genre, le secteur doit bien sûr composer avec ses particularismes. Dragons et engins spatiaux n'ont pas disparu des couvertures, loin s'en faut, et le fonds (King, Herbert, Jordan, Werber, Sapkowski, Asimov...) domine toujours autant les meilleures ventes. Emblématique de cette réalité, la mythique collection « Ailleurs & Demain » de Robert Laffont, relancée en 2020, se cantonne pour l'heure à la réédition de grands auteurs. Certes, la remise en vente régulière des classiques est indispensable à la vigueur du rayon (lire par ailleurs), mais elle complique d'autant l'émergence de nouvelles voix au sommet des classements. Samantha Shannon avec Le prieuré de l'oranger (De Saxus), Shelley Parker-Chan avec son roman de fantasy queer Celle qui devint le soleil (Bragelonne) ou Claire Duvivier avec son premier roman Un long voyage (Aux forges de Vulcain) font à ce titre figure d'exception.
L'ère du réassort permanent
Exceptions d'autant plus remarquables que la crise du papier ne joue pas en faveur d'un bouleversement des équilibres. Cause ou conséquence de la hausse des prix et du tassement des ventes au premier semestre, la production tend à se réorienter vers les valeurs sûres : « Nous avons eu une belle surprise en mars avec la réédition d'Axiomatique, un recueil de Greg Egan qui fonctionne bien au-delà de nos attentes, témoigne Olivier Girard, patron du Bélial. Le Bélial est définitivement passé d'une économie d'implantation par la mise en place de nouveautés à une économie de réassorts, avec un fonds qui tourne bien et soutient l'ensemble de l'activité. »
Les auteurs français, moins chers à publier car n'étant pas à traduire, ont aussi le vent en poupe. Denoël (« Lune d'encre »), qui n'en a pas publié depuis 2017, proposera à compter de mars prochain une tétralogie de François Baranger. Cette uchronie napoléonienne teintée de fantasy paraîtra à raison d'un tome tous les six mois. Chez Mnemos, Pierre Grimbert effectue son grand retour en fantasy adulte avec Le sang des parangons, paru fin août. Autre poids lourd, Jean-Philippe Jaworski reviendra en 2023 aux Moutons Électriques, son éditeur historique, avec Le chevalier aux épines, roman dont l'histoire se déroule quelques années après celle de Gagner la guerre. « Nous le publierons en deux tomes car il est deux fois plus volumineux que Gagner la guerre », précise André-François Ruaud, le fondateur.
Chez Scrineo, la nouvelle collection « Scrineo SF » dirigée par Stéphanie Nicot fait la part belle aux auteurs français (Pierre Bordage, Floriane Soulas). En parallèle, l'éditeur publie de nombreuses autrices en fantasy comme Aurélie Luong, Aurélie Wellenstein ou Gwendoline Vervel dont le premier tome de la trilogie Hybride a paru en août. Deux des trois titres Albin Michel Imaginaire du second semestre sont l'œuvre d'autrices françaises : Les chants de Nüying d'Émilie Querbalec et Les flibustiers de la mer chimique de Marguerite Imbert. Chez Plume Blanche, Alexiane de Lys publiera le premier tome de sa nouvelle série Thiziri.
Voix singulières
L'imaginaire français est riche de voix singulières. Au Diable Vauvert, Christophe Siébert continue de creuser le sillon steampunk ouvert par les chroniques de Mertvecgorod. Auteur « pour initiés », il est « en train d'être adoubé par le lectorat SF », se réjouit la fondatrice Marion Mazauric, qui publiera son prochain roman Valentina en 2023. L'éditeur mise également sur Alfie de Christopher Bouix, -Carnum de Christophe Carpentier et Comment le dire à la nuit, « roman d'amour vampirique » de Vincent Tassy. Derrière l'inatteignable Alain Damasio, La Volte a pu compter sur le succès de Té Mawon de Michael Roch, vendu à plus de 3 000 exemplaires. « L'effet Damasio est limité concernant le reste de notre catalogue », concède Mathias Echenay, le fondateur. La Volte a vu son chiffre d'affaires reculer en 2021 après le reflux de la vague des Furtifs. Fidèle à sa ligne de défricheur, l'éditeur publie cet automne Apocalypse blanche, de la « science-fiction de haute-montagne » signée Jacques Amblard.
Bien sûr, les auteurs anglo-saxons continuent de peser lourd, tout comme l'influence du young adult sur la production : Cemetery Boys d'Aiden Thomas (ActuSF) et Legend Born de Tracy Deonn (J'ai Lu) en empruntent les codes. Chez Scrineo, De rouages & de sang de la française A. D. Martel est du « steampunk pour ados », et une « porte d'entrée pour la littérature adulte », selon Jean-Paul Arif, le fondateur.
Au Livre de Poche, 2023 sera l'année Brandon Sanderson. L'auteur américain s'est lancé en avril dernier dans un projet inédit de financement participatif pour la rédaction de ses quatre prochains romans. Il comptait lever un million de dollars et en a finalement récolté plus de 40 millions, versés par quelque 180 000 contributeurs. « L'ampleur du succès a été telle que nous avons acquis les droits pour publier les livres traduits en sortie mondiale le même jour que la version en langue anglaise », indique Audrey Petit, la directrice éditoriale.
Ambition de long terme
Si L'Atalante publie Composite, nouveau roman d'Olivier Paquet, le temps fort de la rentrée reste pour l'éditeur Un psaume pour les recyclés sauvages de Becky Chambers, quasi novela de « SF positive » de 136 pages. « Becky Chambers prend le contrepied de 15 ans de dystopie », souligne Mireille Rivalland. Au Bélial, le titre fort est le nouveau Rich Larson, Ymir. Chez Denoël, c'est Ou ce que vous voudrez de Jo Walton, inspiré de La nuit des rois de Shakespeare. Bragelonne inaugure plusieurs séries d'auteurs piliers de son catalogue : Le cycle du crépuscule de Peter V. Brett et La saga de la nuit de Kevin J. Anderson. De son côté « Rivages/Imaginaire » publie aussi des anglo-saxons mais se distingue avec des romans du chinois Chen Qiufan et de la sud-coréenne Kim Bo-Young.
Après un seul titre en 2022, Nouveaux Millénaires reviendra pour sa part avec cinq nouveautés l'année prochaine, dont le 2e tome du diptyque Mégapoles de N. K. Jemisin et un nouveau roman de Simon Jimenez, auteur du remarqué Cantique pour les étoiles.« Il s'agira cette fois d'une histoire de fantasy, détaille Thibaud Eliroff, le directeur. Simon Jimenez fait partie des auteurs que nous souhaitons accompagner dans la durée car nous pensons qu'il n'a pas encore pleinement trouvé son public. » La même ambition de long terme se retrouve aux Forges de Vulcain qui s'est lancé dans la publication de Tour de garde, cycle en six volumes coécrit par Guillaume Chamanadjan et Claire Duvivier dont Le Livre de Poche a déjà acquis l'intégralité des droits poche. « Contrairement à la littérature blanche et au polar, l'imaginaire est une littérature de décantation avec des livres qui restent plus longtemps sur les tables. Installer une nouvelle voix demande du temps, décrypte Audrey Petit. Nous avons acquis les droits alors même que la série n'est pas encore terminée. »
Autre projet de long terme, Les Moutons Électriques lanceront l'an prochain une collection de SF « La bibliothèque des vertiges » : « Même si nous publions déjà de la SF, nous restons très identifiés fantasy, explique André-François Ruaud. Une collection thématisée rendra notre offre plus lisible. » L'éditeur, qui compte parmi les investisseurs de la nouvelle librairie spécialisée Le Basilic, à Bordeaux, changera également de diffuseur le 1er janvier, quittant MDS pour Hachette.
Le retour de trésors oubliés
Le retour de trésors oubliés
Classique un jour, classique toujours ?
En poche comme en grand format, la réédition régulière des classiques de l'imaginaire est indispensable pour assurer le renouvellement du lectorat.
En poche comme en grand format, la réédition régulière des classiques de l'imaginaire est indispensable pour assurer le renouvellement du lectorat. Tout iconiques qu'ils soient, les maîtres de l'imaginaire sont mortels, et leurs créations le sont tout autant. Sauf les rares élus entrés dans la pop culture par la magie des adaptations (Tolkien, Martin, Herbert, Dick...), nombre de chefs-d'œuvre non portés à l'écran échappent à un grand public qu'il faut sans cesse évangéliser. « Les livres de David Eddings ont beau s'être vendus à des millions d'exemplaires, j'ai été surprise de voir que même certains jeunes libraires ne le connaissent pas, témoigne Charlotte Volper, directrice éditoriale de Pocket Imaginaire. En tant qu'éditrice de poche, une grande partie de mon travail consiste à savoir quand remettre en avant les grands classiques pour leur permettre de rencontrer une nouvelle génération de lecteurs. » Pocket a récemment revu les couvertures des œuvres de David Eddings et Dan Simmons, avec un effet immédiat sur les ventes. De même au Livre de Poche, le rechartage progressif des livres d'Ursula K. Le Guin contribue à installer dans la durée l'œuvre de cette autrice « encore loin de vendre autant qu'elle le devrait » selon Audrey Petit, directrice éditoriale.
Tout est affaire d'équilibre. S'il a aussi conscience de l'importance d'entretenir le fonds, le directeur de Folio SF, Pascal Godbillon, s'efforce de « ne pas abuser » des changements de couverture. « Les lecteurs peuvent avoir le sentiment qu'on veut profiter de leur âme de fan, voire de collectionneur, pour leur faire acheter 50 fois le même livre », estime-t-il, revendiquant un rythme de renouvellement « assez lent, en moyenne tous les cinq ou six ans, peut-être plus ». Même en l'absence de nouvelles couvertures, l'entretien du fonds est primordial et certains auteurs requièrent une évangélisation permanente, tels Terry Pratchett chez Pocket. Il faut dire qu'avec 41 romans rien que pour sa série phare Les annales du disque-monde, le Britannique a de quoi effrayer les néophytes. « Les libraires ne peuvent pas tout avoir en rayon, c'est impossible, concède Charlotte Volper. Nous leur mettons à disposition des fascicules qui expliquent quels ouvrages mettre en avant. »
Positionnement premium
La dimension patrimoniale du poche est bien comprise des éditeurs. Elle est au cœur du projet du Bélial de créer sa propre collection. « Encore à l'étude » celle-ci pourrait voir le jour dès 2023 en complément de la collection de novellas « Une heure-lumière », déjà au format poche. « Nous voulons créer une bibliothèque idéale, explique Olivier Girard, le fondateur. De nombreux titres majeurs sont aujourd'hui absents des catalogues, il y a un travail important à mener. » Destinée exclusivement aux librairies de premier niveau, la future collection aura un positionnement premium, Le Bélial ne s'interdisant pas de continuer à travailler certains titres avec des éditeurs de poche « dont le mass-market est le métier ».
Au-delà du poche, le grand format a aussi un rôle à jouer dans la transmission intergénérationnelle. Neuromancien de William Gibson (Au Diable Vauvert) s'impose depuis sa parution en 2020 comme un long-seller. « Gibson est en train de rencontrer une nouvelle génération, c'est complètement légitime car c'est l'un des grands fondateurs de la SF contemporaine », souligne Marion Mazauric, cofondatrice du Diable Vauvert, qui a, depuis, publié les deux tomes suivants de la trilogie éponyme. L'éditeur poursuit également la remise au goût du jour d'Octavia Butler en publiant son cycle inédit en trois volumes Xenogenesis.
Enfin, archétype de la pop culture, Star Wars est un cas à part. La saga a sa collection dédiée chez Pocket à raison de six titres par an rédigés par des auteurs de renom (Ken Liu a par exemple signé un tome) qui en développent les personnages et thèmes. Au sein des romans « Canon » (publiés depuis 2014 et conçus pour les nouveaux lecteurs), la série « La Haute République » lancée en 2021 est le dernier projet crossmédia rassemblant romans adultes, young adult, mais aussi comics (Panini), romans jeunesse (La Bibliothèque Verte) et mangas (Nobi Nobi!). « Plus que les films, ce sont les séries liées à l'univers Star Wars qui nous apportent le plus de nouveaux lecteurs », précise Lucile Galliot, qui dirige la collection chez Pocket.
Meilleures ventes : autrices en vue
Les derniers romans de Bernard Werber et de Stephen King règnent en majesté sur le podium de notre Top 50 GfK / Livres Hebdo des meilleures ventes de littérature de l'imaginaire. Mais, ces nouveautés exceptées, le classement reste comme à l'accoutumée ultra-dominé par les titres du fonds. Frank Herbert, Aldous Huxley, Bernard Werber encore, Alain Damasio ou Andrzej Sapkowski, pour ne citer que les mieux placés, laissent peu d'espace aux nouveaux auteurs, et plus encore aux nouvelles autrices. Leur domination est pourtant un peu moins écrasante cette année : quatre Américaines et une Britannique parviennent à placer chacune un titre. Au désormais long-seller de Samantha Shannon Le prieuré de l'oranger (41e, J'ai Lu) s'ajoutent ainsi La vie invisible d'Addie Larue, premier roman de Victoria Schwab (11e, Lumen), Le sang et la cendre de Jennifer L. Armentrout (17e, De Saxus), Serpent & Dove, premier roman de Shelby Mahurin (34e, De Saxus) et Lore d'Alexandra Bracken (42e, De Saxus).