L’une forge des concepts, trace des voies, bâtit des systèmes ; l’autre ourdit du récit, brode des histoires, fabrique du mythe. Quand l’une requiert de l’exactitude, l’autre revendique l’indétermination de sa subjectivité - un "flou artistique" qui trahit le réel. Cela dit, toutes deux aspirent à la même chose : la vérité. Philosophie et littérature ne sont pas si étrangères l’une à l’autre, depuis l’aube de l’écriture elles se côtoient, se toisent, se cherchent : "Chacune demande la vérité. Chacune demande aussi la vérité de l’autre, de deux manières. Elles se demandent la vérité comme un service, comme une aide, un exemple, une illustration ou une explication ou comme une révélation. Chacune sait pourtant qu’elle n’a rien à attendre de l’autre mais n’en persiste pas moins dans sa demande car chacune se sait aussi sa vérité hors d’elle." Dans son dernier ouvrage, à l’intitulé on ne peut plus révélateur : Demande, Jean-Luc Nancy rassemble trente-cinq ans de travaux sur les relations entre mythe et sagesse, langage poétique et questionnement philosophique.
"En guise de prologue", un mot allemand : Witz, traduit en français faute de mieux par "esprit". Pour les romantiques d’outre-Rhin qui l’ont théorisé, le Witz est "principe et organe de la philosophie universelle" (F. Schlegel), il n’est en vérité pas réductible à un concept, quoique, par sa capacité de combiner les contraires et des éléments disparates de la réalité, il embrasse une vision totale. C’est le génie de la littérature, à la fois sagace et circonvolutoire, labile feu follet, on le retrouve dans les lettres anglaises sous l’avatar du wit : c’est Tristram Shandy et ses digressions contre Locke et sa pensée systématique. La quête de vérité, cette "demande", n’a lieu que parce que les dieux se sont retirés - l’évidence du sens est à chercher. Là intervient le récit qui raconte les traces de l’Etre évanoui, les mots qui comblent le retrait et l’absence. Que la littérature n’adhère pas à des canons tout faits est peut-être ce qui la définit, sa voie royale est la poésie, l’enfance de l’art qui constamment invente et joue. L’important, c’est "qu’il y ait "du jeu" dans le sens, dans le monde, dans les plus serrés des systèmes et dans l’amour/mort, du jeu dans le sens d’un assemblage qui joue et n’assemble donc pas tout à fait correctement".
Outre ses analyses convoquant Derrida, Philippe Lacoue-Labarthe et Blanchot, on découvre ici un Jean-Luc Nancy "littéraire", que la réflexion rigoureuse ne saurait assécher, un Nancy adepte du fragment, et même poète. S. J. R.