Micro à la main, tenue informelle, sourire et regard candide... C'est en toute simplicité que Joël Dicker se présente, ce mercredi 9 juin, aux salariés du groupe Editis. « Je suis venu jusqu'ici pour mettre entre vos mains un petit bout de mon destin, lance-t-il au début de son intervention. J'ai besoin de vous pour ce projet un peu fou ». L'auteur suisse de best-sellers, 36 ans, lance à l'automne une maison d'édition qui sera diffusée et distribuée par Interforum, filiale d'Editis.
Sa démarche reste osée car rare. Du disruptif Marc-Édouard Nabe à Christian Jacq, les exemples de gros vendeurs de livres qui se sont lancés en solitaire se comptent sur les doigts d'une main. Pour le Genevois, il « respecte ainsi la mémoire » de son éditeur historique, Bernard de Fallois, décédé en janvier 2018. « Je me suis dit qu'après lui, il n'y aurait personne ». Mais il admet volontiers « une envie ». Celle de conquérir un business, à lui tout seul ?
Remarquable autoentrepreneur
De fait, celui qui a connu le succès mondial à seulement 27 ans est un remarquable autoentrepreneur, « et ce depuis le début », rappelle Lydwine Helly, son éditrice à L'Âge d'Homme, aux côtés de Vladimir Dimitrijevic. C'est elle qui propose en 2011 à de Fallois une coédition du premier roman de Joël Dicker, Les derniers jours de nos pères, publié en janvier 2012. « À l'époque déjà, il avait examiné point par point son contrat d'édition avec Bernard de Fallois alors qu'il n'était pas encore connu... On voyait bien qu'il avait fait des études de droit ! », se remémore-t-elle.
Le jeune homme bouillonne, observe et apprend vite. La parution, neuf mois plus tard, de La vérité sur l'affaire Harry Quebert s'accompagne de discussions sur son à-valoir. Auréolé par le Grand prix du roman de l'Académie française et le Goncourt des lycéens, ce deuxième roman le sort de l'anonymat. Les ventes avoisinent les 500 000 exemplaires fin 2012. « Il est sollicité par les médias et se débrouille en interview avec une aisance incroyable à son âge », note encore Lydwine Helly. Il commence aussi à gagner beaucoup d'argent. En juin 2013, il s'associe avec sa cousine, l'avocate genevoise Anouchka Halpérin, pour créer sa Société à responsabilité limitée, JDCS. « Il était agacé par les pourcentages qui revenaient à l'éditeur et au diffuseur alors que son livre était devenu un best-seller », souligne sa première éditrice.
Le succès du livre se poursuit au rythme des traductions qui paraissent dans le monde entier. Joël Dicker se déplace en 2013 à Londres pour rencontrer ses éditeurs étrangers. À l'époque, l'ex-agente Arabella Cruse, de Wandel Cruse, s'occupe en partie des cessions de droits du carton de l'année 2012. « Joël faisait totalement confiance à Bernard dans le choix des maisons d'édition étrangères alors que ce dernier ne parlait pas anglais ! se souvient-elle. Tous les contrats étaient traduits et signés en français ». S'il a été bien conseillé, « il ne s'est jamais laissé manipuler », relève toutefois Laure de Gramont qui fut, durant de longues années, la scout littéraire de Bernard de Fallois.
Surdoué surmédiatisé ?
Confiant et déterminé, l'écrivain suisse fait valoir sa vision de la littérature dès la parution de son troisième roman, un deuxième best-seller : Le livre des Baltimore (2015). Il transforme la défense de la lecture en slogan publicitaire et accepte une opération de communication à six chiffres de Peugeot-Citroën en échange d'une nouvelle, dévoilée dans une websérie de quatre épisodes. À la même période, il devient l'égérie de la compagnie aérienne Swiss Air. En commandant de bord d'un avion de ligne, il tourne son regard vers la caméra lorsque le slogan s'affiche : « Volez, lisez, rêvez ». Un an après, il intègre le club prestigieux des ambassadeurs de la marque de montres suisse Piaget, composé de stars tels les acteurs Ryan Reynolds ou Michael B. Jordan. Son physique est rémunérateur, Joël Dicker l'a aussi vite compris.
En Suisse, un journaliste du quotidien Le Matin critique ce « surdoué du roman » qui se laisse aller à la surmédiatisation « jusqu'à la nausée ». Le professeur de l'université de Lausanne, Jérôme Meizoz, analyse alors : Joël Dicker « contribue à naturaliser les logiques du succès économique comme l'évidence du marché littéraire ». L'écrivain s'entoure de professionnels extérieurs au monde de l'édition aussi. Comme son attachée de presse, Anne-Sophie Aparis, qui a autrefois travaillé pour Johnny Hallyday et Gad Elmaleh. Elle s'est chargée de la promotion de L'énigme de la chambre 622, paru en 2020, et fait partie de l'équipe que l'écrivain est en train de constituer pour sa nouvelle maison d'édition.
Moose Publishing
Mais que va-t-il publier au sein de cette mystérieuse structure ? Chez Editis, le 9 juin, l'écrivain s'est montré quelque peu énigmatique. Sollicité par Livres Hebdo, il a poliment décliné notre demande d'interview, car « en pleine écriture » de son prochain livre. Anne-Sophie Aparis nous a elle confirmé que d'autres écrivains seraient publiés dans cette maison d'édition qui, pour l'heure, répondrait au nom de Moose Publishing, d'après un extrait du Registre du commerce du Canton de Genève.
Créée en décembre 2018, près d'un an après le décès de Bernard de Fallois, cette société anonyme compte un administrateur, Joël Dicker, et deux directrices : Anouchka Halpérin et Olivia El-Eini, qui se présente aujourd'hui comme l'assistante de l'écrivain. Les deux premiers sont cousins germains, côté maternel, et partagent notamment un amour pour le théâtre.
Pour plus de détails, il faudra « attendre l'automne ». C'est ce que nous a également répondu par mail Gilles Cohen-Solal, ancien secrétaire général et directeur commercial de la maison d'édition qu'il a créé avec sa conjointe, Héloïse d'Ormesson. L'éditeur est un personnage clé dans l'entourage de Joël Dicker. L'idée de monter une maison d'édition, « c'est Gilles qui me l'a soufflée », révèle le 9 juin l'écrivain devant le parterre de salariés d'Editis. Les deux hommes se rencontrent en 2012 lors du fameux festival Le livre sur la place, à Nancy. Joël Dicker et son attachée de presse cherchent un restaurant où dîner. « Mais tous les éditeurs nous répondent "ah non vous n'êtes pas auteur de la maison, vous ne pouvez pas [nous rejoindre NDLR]" ... Sauf Gilles, raconte Joël Dicker. Il m'a tendu la main sans se poser la question de chez qui j'étais édité, combien je vendais. On est des frères. »
« Je me suis engagé à ne pas lui parler de travail avant qu'il ne décide de quitter Bernard ou que Bernard ne nous quitte, abonde Gilles Cohen-Solal. C'est le respect de cette parole et les relations que nous avons pu nouer en dehors de toute perspective éditoriale commune qui ont (...) forgé cette amitié ».
Vautours
Une amitié qui étonne au sein du milieu germanopratin où l'on connaît plus Gilles Cohen-Solal via ses propos provocateurs et autres coups de gueule que par son catalogue d'auteurs. Qui fait grincer des dents aussi : nombreux sont les éditeurs qui ont essayé de solliciter, en vain, Joël Dicker. Trois d'entre eux l'ont même approché lors des obsèques de Bernard de Fallois. « Des vautours », avait déclaré à l'époque dans nos pages Dominique Goust, actuel P-DG des éditions de Fallois.
Les liens de confiance entre Gilles Cohen-Solal et l'écrivain sont partagés avec un autre personnage clé de l'histoire, la directrice générale d'Editis, Michèle Benbunan. Cette dernière avait œuvré au succès de La vérité sur l'affaire Harry Quebert lorsqu'elle dirigeait en 2012 la distribution d'Hachette. Elle avait actionné tous les leviers commerciaux pour obtenir les meilleures mises en place pour le livre. À Joël Dicker, elle offre aujourd'hui le Graal : l'indépendance. L'écrivain ne dépend plus de la législation française en matière de rémunération. En Suisse, l'auteur a droit à des « honoraires » dont le montant ne fait l'objet d'aucune réglementation, contrairement au droit français. « Le cas de Joël Dicker rappelle celui de stars de la musique comme Radiohead ou ces acteurs qui décident de devenir producteurs, indique Olivier Moussa, avocat associé chez Shift avocats, spécialiste en droit de la propriété intellectuelle et des nouvelles technologies. Ils montent d'un cran dans la chaîne de production et le niveau de rémunération. Mais ils prennent des risques aussi. Éditeur, c'est un métier, pour l'exercer, il faut se faire confiance, c'est un saut dans le vide ».