Seul, dans le panthéon des grands hommes, Camille Desmoulins laisse une image effacée. Celle d’un enfant gâté pour Robespierre, son condisciple à Louis-le-Grand, ou encore celle d’un "Cicéron bègue" pour Chateaubriand. Avec sa femme Lucile, la dimension devient tout autre. Leur histoire d’amour se confond avec celle de la République. La judicieuse idée d’Hervé Leuwers a été de les réunir dans un même destin tragique.
Elle avait 24 ans, lui un peu plus. Il était fou d’elle, elle l’aimait avec passion. A 33 ans, "âge du sans-culotte Jésus, âge critique pour les patriotes", dira-t-il devant le Tribunal révolutionnaire, il est guillotiné avec Danton et quelques autres en 1794. Lucile subit le rasoir national une semaine plus tard.
L’excellente démarche d’Hervé Leuwers (université Lille-3) est d’avoir tenté une biographie commune. La réussite est totale parce que les deux personnages sont indissociables dans cette aventure. D’abord par leur amour, puissant, indéfectible, malgré les oppositions familiales entre une petite bourgeoisie picarde et une famille parisienne très riche. Cette passion les accompagne jusqu’à l’échafaud. Le journaliste montagnard et la jeune épouse enthousiaste sont également unis dans le combat politique. Il n’aurait rien fait sans elle, elle n’aurait sans doute pas péri sans lui. Il y a comme une force irréductible dans ce couple.
Elle transparaît dans la dernière lettre écrite par Camille à Lucile. Il s’y mêle dans une forme d’urgence et d’éternité mêlées l’amour pour sa femme, celui de la République et celui pour son fils Horace. "J’avais rêvé une république que tout le monde eût adorée. Je n’ai pu croire que les hommes fussent si féroces et si injustes […]. Mes mains liées t’embrassent, et ma tête séparée repose encore sur toi ses yeux mourants…"
Il y a quelque chose de fusionnel dans cette destinée commune. Auteur d’une remarquée biographie de Robespierre (Fayard, 2014) dans laquelle il avait habillement écarté les récupérations politiques au profit d’une investigation psychologique, Hervé Leuwers réussit la même prouesse avec ces mariés de la Révolution. C’est d’ailleurs moins la redécouverte de quelques documents que la fluidité du texte et la conviction du biographe qui emporte l’adhésion.
On peut difficilement taxer de "tiédeur" un homme qui "préfère l’exagération à la modération". A bien lire les derniers textes de son journal Le Vieux Cordelier, il laboure les terrains de Machiavel. Sa politique de l’indulgence est un retour à la liberté de parole. "C’est pour que la liberté ne ressemble point au despotisme que je me suis armé de ma plume." Pour autant, il ne récuse pas le gouvernement de salut public. Mais il fustige avec courage les hébertistes qualifiés d’"exagérés à moustaches".
Le Desmoulins de Leuwers est un faux timoré. Il est exigeant dans son rapport à la morale politique, à la question du soupçon et à la vérité. Dans ce combat, Lucile fut à ses côtés, à chaque instant. Lui redonner la place qui lui revient, c’est rendre à Camille cette stature de grand homme auquel la patrie est reconnaissante. A condition de ne pas oublier sa femme. L. L.