Alors que les pratiques en matière de lecture numérique se développent de manière exponentielle aux Etats-Unis, les bibliothèques publiques américaines se trouvent actuellement dans une situation problématique : contrairement à ce qui s'est passé dans le monde universitaire où l'offre d'ebooks est importante (quoique très onéreuse), la plupart des éditeurs de littérature générale rechignent à ouvrir leurs catalogues aux bibliothèques. Leur crainte : que cet accès gratuit aux livres numériques entraîne un manque à gagner. Parmi les "Big Six", comme sont surnommées les plus grosses maisons d'édition américaines, seule Random House autorise l'utilisation de ses titres sans poser de restrictions. Mais elle a procédé à une hausse considérable de ses prix depuis le 1er mars, jusqu'à les avoir parfois multipliés par trois ! Penguin a rompu en février son contrat avec le fournisseur OverDrive et ne livrera plus ses nouveautés à ce dernier (les titres déjà chez l'agrégateur restent cependant disponibles). HarperCollins, de son côté, s'est mis les bibliothécaires à dos en décrétant en février 2011 qu'un exemplaire numérique pourrait être prêté 26 fois au maximum, après quoi la bibliothèque devrait racheter une nouvelle copie. Quant à MacMillan, Simon & Schuster, Hachette, les trois autres "Big Six", elles refusent pour l'instant le prêt aux bibliothèques.
LES AGRÉGATEURS JOUENT LES MÉDIATEURS
La rencontre, à la fin de janvier, entre les représentants de l'American Library Association (ALA) et ceux des principaux éditeurs américains n'a rien changé aux positions de chacun. Au moins a-t-elle permis une meilleure connaissance mutuelle. "Les éditeurs pensaient que nous prêtions à n'importe qui, potentiellement dans le monde entier, sans aucun contrôle, relève Molly Raphael, présidente de l'ALA. Nous leur avons expliqué que dans chaque établissement, l'accès est limité aux détenteurs de la carte de la bibliothèque. » Entre les éditeurs et les bibliothécaires, les agrégateurs jouent les médiateurs. OverDrive prévoit ainsi de fournir des statistiques de consultation aux éditeurs afin que ces derniers connaissent mieux les lecteurs. 3M, qui a mis en place son offre d'ebooks pour les bibliothèques fin 2011, se targue d'avoir déjà convaincu 56 % des principales maisons américaines, dont Random House et HarperCollins, et de rassembler dans son "nuage" 120 000 titres. "En ces temps de crise, tout revenu est bon à prendre pour les éditeurs. Il faut juste les convaincre de l'intérêt de traiter avec les bibliothèques », témoigne Matt C. Tempelis, directeur du programme "Cloud Library Global Business" de 3M.
Aujourd'hui, 72 % des bibliothèques américaines prêtent des livres numériques et, selon les statistiques d'OverDrive, le nombre d'emprunts d'ebooks est passé de 15 millions en 2010 à 35 millions en 2011, soit une hausse de 133 % ! Cet essor se fait-il au détriment de "l'écosystème émergent de l'ebook", comme le craint le directeur des ventes de HarperCollins ? Non, répondent (bien sûr) les bibliothécaires. Une récente enquête du Library Journal montre par exemple que 50 % des usagers achètent un livre d'un auteur qu'ils ont découvert en bibliothèque. Dans le réseau des bibliothèques du comté de Douglas, qui a mis en place un programme d'ebooks innovant, entre le 1er et le 23 janvier dernier, 10 000 usagers ont cliqué sur le lien "acheter maintenant", accessible depuis le catalogue de la bibliothèque. Ce qui fait dire à Monique Sendze, la responsable du programme : "Je ne pense pas qu'en prêtant des ebooks à nos usagers nous retirons de l'argent de la poche des éditeurs. Nous sommes vraiment un canal de marketing pour eux. »
Très audacieuse est par ailleurs l'offre présentée par le Britannique Tim Coates lors du congrès d'hiver de l'American Library Association : il propose aux bibliothèques de créer un lien depuis la page d'accueil de leur site Internet vers sa plateforme Bilbary où les usagers pourraient acheter les ebooks proposés par l'agrégateur. En échange, les bibliothèques percevraient un pourcentage de la vente. Ce système, proche de la rémunération "au clic" pratiquée par certains sites Internet, n'a cependant pas convaincu pour l'instant les bibliothécaires, peu désireux de donner un rôle marchand à leur établissement.