"Le vrai défricheur, ce n'est pas moi. C'est d'abord le libraire. Les journalistes viennent ensuite » , nous dit Augustin Trapenard qui, pour la deuxième saison de sa Grande Librairie sur France 5, figure à nouveau parmi les critiques littéraires les plus influents de la rentrée. Son diagnostic est pourtant juste. D'après les réponses au questionnaire que nous avons adressé cet été à nos lecteurs et lectrices, professionnels ou non de l'édition, pour savoir quelles étaient leurs sources préférées de prescription littéraire, son nom continue d'être très cité. Mais avant lui, c'est le conseil d'amis et d'amies qui est la source privilégiée. La recommandation de libraires arrive juste après. Les critiques littéraires des médias traditionnels - télé, radio, presse écrite - viennent ensuite, et les réseaux sociaux - dont l'influence est pourtant croissante - arrivent en dernier dans ces déclarations (voir nos résultats, page 56).
Quand notre PAF fait BOUM
Pourtant, comme Augustin Trapenard le souligne lui-même, certaines « bombes » éditoriales récentes ont bel et bien explosé grâce à l'étincelle - toujours vive - de la radio et de la télévision. C'est le cas de Son odeur après la pluie de Cédric Sapin-Defour (Stock), tiré à 4 300 exemplaires en mars 2023 et réimprimé à ce jour à 422 000 exemplaires - l'un des livres les plus vendus de l'année. « Dès le départ, se rappelle Charlotte Brossier, directrice de la coordination commerciale chez Stock, le roman a séduit les représentants et les libraires. La presse écrite a ensuite créé une seconde chambre d'écho. Et la bascule a vraiment eu lieu lorsque l'auteur a été invité à La Matinale de Léa Salamé sur France Inter, juste après deux recommandations de critiques, eux aussi très prescripteurs : Olivia de Lamberterie dans Télématin et Bernard Lehut sur RTL. » Chez Tristram, une petite maison dirigée à Auch par le tandem Sylvie Martigny et Jean-Hubert Gailliot, habitué à éditer très peu mais avec soin, c'est à La Grande Librairie que le miracle s'est produit - dans sa partie la plus visible. « En janvier 2024, lorsque nous avons publié Rousse, l'histoire d'une renarde écrite dans un style très singulier - heureux sur le plan littéraire, mais risqué d'un point de vue commercial - par un primo-romancier de 70 ans, Denis Infante, nous parlions d'un coup de dé. » Mis en place à 1 300 exemplaires, le livre a été réimprimé une première fois parce qu'il enthousiasmait les libraires. Au lendemain du passage de Denis Infante chez Augustin Trapenard, une réimpression à 10 000 exemplaires a été lancée et « la situation s'est enflammée » , sourient les éditeurs. À ce jour, Rousse a conquis plus de 17 000 lecteurs et lectrices. « Pour qu'une telle flambée se produise de nos jours, il faut une conjonction de plusieurs phénomènes. L'impact de La Grande Librairie a été indéniable. Mais la même émission autour d'un livre qui n'aurait pas été apprécié par les libraires aurait eu des conséquences moins durables et moins impressionnantes ! »
D'après Lola Nicolle, cofondatrice des Avrils, « le passage d'un auteur à La Grande Librairie multiplie aujourd'hui les ventes d'un livre par trois (approximativement) le mois qui suit. Mais pour que cela s'installe sur la durée et engendre un vrai succès, on ne peut plus se contenter de cela, comme à l'époque de Pivot. Il faut désormais tout avoir : l'enthousiasme des libraires, de la presse écrite, des radios, des émissions de télé et des réseaux sociaux... C'est l'effet "alignement des planètes" qui impacte les ventes. » Aux éditions La Découverte, Carole Lozano confirme ce mécanisme : « L'essai très remarqué d'Alice Raybaud intitulé Nos puissantes amitiés avait déjà été applaudi par les librairies et par des médias classiques et importants comme Elle, Le Monde, L'Obs, Causette... Mais le soutien de nouveaux prescripteurs du web comme Salomé Saqué sur Blast ou le média vidéo féministe Simone Media a beaucoup compté et a relancé une dynamique forte autour de ce titre. »
Les réseaux sociaux - Instagram, -YouTube, TikTok - peuvent-ils changer le destin d'un livre ? D'après Louis Wiart, docteur en sciences de l'information-communication et auteur d'une thèse sur la Prescription littéraire en réseaux (Presses de l'enssib), « le fait que les lecteurs et lectrices privilégient les conseils de leurs pairs, notamment via des systèmes de recommandation horizontale sur le web - blogs, forums littéraires ou encore systèmes de notations sur les sites de ventes - n'est pas nouveau. » C'est d'ailleurs ce qui a inspiré la création, dès 2007, du réseau de lecteurs amateurs Babelio.com. Son cofondateur, Pierre Frémaux, confirme qu'il n'a rien inventé : « Nous n'avons fait que transférer en ligne ce qui a toujours été la première source de prescription pour le livre, à savoir le bouche-à-oreille. » D'après les réponses à notre questionnaire, le conseil d'amis et amies demeure, en effet, la source privilégiée pour choisir ses lectures. Ce qui est plus récent, ajoute Louis Wiart, « c'est le fait qu'un réseau social d'ampleur comme TikTok joue un tel rôle, notamment auprès des jeunes, dans l'amplification des ventes de livres. Et que les maisons d'édition s'organisent pour que cette force de vente leur échappe un peu moins. » C'est en effet la mission à laquelle s'attellent des éditeurs qui se sentent « boudés » par la presse, comme, par exemple, les maisons d'édition de livres de poche ou de littérature de genre.
Il est venu le temps de TikTok ?
Chez Pocket, Élodie Lefebvre, directrice marketing adjointe, a senti le vent tourner au début de l'année 2021 lorsque des phénomènes TikTok ont propulsé brutalement, de façon imprévisible, les ventes de deux livres de leur catalogue : « Une vidéo sur TikTok a multiplié par dix les ventes d'un livre paru six ans plus tôt, Le chant d'Achille de Madeline Miller. Une autre vidéo autour du livre Lait et miel, paru trois ans plus tôt, a multiplié par deux les ventes de tous les livres de la poétesse Rupi Kaur. » À partir de là, elle a organisé le service marketing de Pocket pour anticiper, voire activer ce type de phénomène en proposant aux influenceurs de promouvoir les livres sous la forme de partenariats rémunérés. Chez BMR, la maison consacrée à la romance chez Hachette, Marie Legrand a toujours su qu'elle ne pouvait pas compter sur la presse traditionnelle, qui ne traite presque jamais les littératures de genre dont elle s'occupe. « Mes meilleures ventes reposent sur les prescriptions de lecteurs et de lectrices sur les réseaux sociaux. Le cas le plus frappant est Captive, la trilogie de Sarah Rivens dont le premier tome a atteint les 200 000 ventes. »
Les journalistes littéraires devront-ils bientôt adopter l'art et la manière de prescrire des influenceurs sur les #Bookstagram et #Booktok pour ne pas disparaître ? D'après notre questionnaire, ce n'est pas d'actualité. Les libraires confirment d'ailleurs que les médias traditionnels influencent toujours les lecteurs, puisqu'un grand nombre d'entre eux continue de citer les émissions passées la veille à la radio, à la télévision ou de montrer des pages de magazines cornées pour indiquer le livre qu'ils veulent acheter. Néanmoins, certains créateurs de contenus sur les réseaux sociaux assurent que leur influence est de plus en plus tangible auprès du monde journalistique dans la façon de parler des livres mais aussi dans le choix des titres à mettre en avant. « C'est moi qui ai conseillé à -Augustin Trapenard de lire Victor Dixen et de l'inviter dans son émission », affirme Audrey -Tribot, la youtubeuse la plus souvent mentionnée dans notre questionnaire. « C'est la première fois qu'un écrivain young adult est invité dans une émission littéraire, aux côtés d'auteurs de littérature générale ! »
Que concoctent alors ces nouveaux prescripteurs en termes de tendances littéraires ? D'après Marion Escudé, éditrice et créatrice de contenus très suivie sur TikTok et Instagram, c'est sur les groupes de discussion privée comme Telegram qu'il faut chercher la réponse. D'après elle, « les influenceurs vieillissent et leur conscience politique s'éveille ! Leur passion pour la romance et les littératures de genre ne s'éteint pas, mais leur curiosité se tourne de plus en plus vers des essais engagés, militants, dont ils préfèrent parler entre eux, à l'abri des regards intéressés... C'est dans un deuxième temps qu'ils dévoilent leurs coups de cœur publiquement, de façon encore plus imprévisible et soudaine qu'avant. » Les groupes de discussion privée intégreront-ils nos prochaines enquêtes sur la prescription littéraire, aux côtés de la télévision, de la radio, des journaux et d'Internet ? La question se posera peut-être bientôt, dans la limite de ce que le droit autorise.